jeudi 14 octobre 2010

Pourquoi j'irais manifester avec les lycéens-nes - en 2010




Texte trouvé sur Indy-Paris avant une manif de mars 2005 (une éternité...)
Ce texte s'adresse à la fois aux lycéen-ne-s et aux étudiant-e-s. Il souhaite prendre acte du mouvement en cours et repérer comment il pourrait s'étendre au moins à l'ensemble de la jeunesse, sans tomber dans l'accumulation de revendications stériles et abstraites. Il revient aussi sur les "casseurs". En espérant une confrontation joyeuse.

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La force lycéenne naissante, je l'ai croisé il y a environ un mois et demi, lorsque, près de la rue de Solférino, plusieurs centaines de lycéen-ne-s du lycée Michelet (de Vanves, près de Paris), chantaient gaiement, éparpillé-e-s dans toutes les rues du quartier : autour d'elle-ux, des dizaines de flics anti-émeutes tentaient péniblement de les rassembler dans un cortège conformes aux normes traditionnelles. Rien n'y faisait, leur désorganisation épuisait la flicaille, sans compter la grande minorité de "provocateurs" sympathique qui les insultaient et les prenaient pour des cons. Déjà, on pouvait apercevoir ce qui fait les ambiguïtés du mouvement actuel. D'un côté, il y avait les figures traditionnelles gauchistes, mégaphones de la CGT à la main, qui voulaient être reçu-e-s par le Ministère afin d'empêcher la fermeture d'une filière STT dans le lycée.A l'autre bout du spectre, celleux qui étaient là pour exprimer leur rage, qui couraient dans tous les sens et criaient qu'il fallait que le Ministère aille se faire foutre. Et, entre les deux, de ces lycéen-ne-s dont j'ai été, qui se plaignaient de leur désorganisation qui ne fait pas assez "sérieuse" (pour les médias) et de celleux qui foutent le bordel.
Comme un rappel de ces tristes manifestations de 1998, où je criais comme un con : "On est pas avec les casseurs, on veut juste des professeurs !". Et pourquoi pas des mars et des machines à café...
Nous voulions montrer notre solidarité de lycée de banlieue assez aisée avec ces lycées dans lesquels des filières devaient être remises en causes, des profs n'étaient pas remplacées. C'était l'époque d'Allègre et du mammouth à dégraisser, j'étais en seconde, et je me rend compte que je n'ai presque aucun souvenir de ce que les gens voulaient. Peut-être, comme moi, ne pas aller légitimement en cours, me bouger avec mon crew pour sortir de nos quotidiens répétitifs jusqu'à l'obsession, exprimer de manière abstraite mon opposition à ce monde dans lequel on m'insérait progressivement. Car la manif en cortège, c'est totalement abstrait : il s'agit de faire-masse contre, il s'agit de démontrer l'existence d'une opposition chiffrable.
Les casseureuses, qui traversaient notre parade ceinturée par des S.O sans résistance, étaient plutôt uni-e-s et organisé-e-s, contrairement à nous, tous au fond solitaires dans cette masse hurlante et unie négativement autour de notre profond respect de la légalité qui, comme nous le croyions, nous assurait une légitimité (vis-à-vis des médias et du Méchant-Gouvernement-qui-est-de-gauche-quand-même). Nous étions ce que les médias voulaient que nous soyons : des jeunes assez "matures" pour s'en prendre calmement à une Réforme qui remettait en cause notre droit à avoir une bonne éducation qui nous permettrait d'avoir un bon métier. Assez "mature" pour avoir l'attitude "réaliste" de quémander gentiment au Gouvernement d'enlever sa Réforme qui allait transformer notre bon enseignement d'alors en une machine-à-nous-intégrer-de-force (alors que jusqu'à présent...). Face aux casseureuses, nous étions la bonne majorité qui voulait un avenir avec un travail, les gentils contre les méchants voyous. Ces dernier-e-s m'inspiraient de la crainte : illes ne voulaient pas les mêmes choses que notre grand cortège. Les vitrines tombaient, la flicaille était débordée, illes se fondaient parmi nous de force. Au fond, je me disais qu'il-es profitaient de nous pour chourer, alors que c'était pour elleux que je manifestais, je me disais qu'il ne comprenaient pas qu'ils feraient mieux de venir avec nous qui avions compris que le monde change quand on demande des choses. Comme une espèce de trahison de celleux mêmes que j'essayais de "sauver", de celleux qui, au fond, incarnaient cette misère que je voulais abolir avec ma parade rituelle.

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Aujourd'hui, je n'ai pas forcement grandi, je ne suis pas devenu plus "mature". J'ai fait d'autres rencontres, j'ai vécu d'autres situations. Par l'intermédiaire de l'un de ces tafs merdiques d'étudiants, j'ai eu l'occasion de fréquenter pendant longtemps, dans un lycée pro, ces fameuses classes populaires. J'ai eu l'occasion d'entendre ce qu'illes ont à dire sur leurs orientations trop rapides ou forcées, leurs destins non-choisis, leur résignation récurrente à accepter "après avoir longtemps foutu le bordel" le monde dans lequel illes sont destiné-e-s à vivre. J'ai peut-être pu saisir en partie leur souffrance d'avoir été victime d'un système éducatif qui leur demandait de choisir entre accepter leur bêtise ou d'affirmer qu'illes ne travaillaient pas. J'ai vu que c'était bien souvent pour ne pas paraître bêtes qu'illes avaient décidé d'arrêter de trop taffer. J'ai vu l'injustice d'un système méritocratique qui fait rentrer dans la tête des perdant-e-s leur imbécilité génétique et peut les conduire à accepter comme tristement naturels leurs destins détestés. Mais j'ai aussi pu écouter la rage consciente qui les conduisait à insulter leurs vieilles profs autoritaires et fatiguées, à chourer, à se défoncer, à vouloir par moment tout foutre en l'air. J'ai vu les amitiés, les ressentis partagés, qui leur permettent, le temps de leur proximité, de construire une résistance fragile à un monde et à ses flics qui leur pourrissent la vie.
J'ai aussi compris, par cette expérience, le caractère colonial voire fasciste des mes pensées des manifs de 1998. Je voulais qu'illes se rangent à mes côtés, pour qu'illes expriment à ma façon une rage bien plus intense. Je voulais que, comme moi, illes quémandent, alors qu'elleux avaient bien compris que rien ne s'obtient en demandant ou en attendant, qu'en somme il faut prendre. A ce moment, par les cortèges sécurisés dans lesquels je me trouvais, je les excluais, rénovant l'idée d'apartheid ; et en les excluant, nous les livrions passivement aux keufs : je voulais les sauver contre eux-mêmes, je manifestais pour celleux que j'acculais à la garde-à-vue. Comme un con, j'agissais directement contre elleux en voulant les placer dans ma propre forme-de-vie.
D'un autre côté, je me suis progressivement dégagé de cette foule hurlante des cortèges. J'ai commencé à sentir en moi, à l'intérieur de ces formations, trop de bêtise, trop de pensées perdues, trop de solitude, trop d'occasions manqués, trop de bonne conscience rebelle à deux balles. Ces syndicats qui répètent à loisir les mêmes slogans pour offrir un exutoire à la rage contenue et modérée de ses adhérents... Ces partis et ces micro-formations pris dans un processus d'auto-agrandissement sans fin qui ne savent que marcher en rang... Et rentrer chez soi après avoir bu sa bière près de la place de la Nation, comme des militant-e-s qui ont effectué leur travail.
Cette absurdité, je n'en ai pas pris conscience. Ça s'est passé dans mon corps, à l'intérieur de ma sensibilité même. Nous avons partagé, entre ami-e-s, notre refus du travail salarié à venir, notre refus de se voir bientôt divisés par les dispositifs éducatifs et économiques, notre refus de renoncer à trouver les moyens d'avoir la vie que nous voulons. Et, en même temps, nous avons mis en oeuvre ces fameux moyens. Nous nous sommes détachés par défaut des luttes étudiantes, celles-ci n'offrant trop rarement les espaces dans lesquels nos rages et nos désirs peuvent se déployer. Nous nous détachons progressivement d'une fac qui a bien peu de chance de nous offrir quoique ce soit d'intéressant. Nous vivons de plus en plus ensemble, encombrant nos appart'/cages à poules pour des repas partagés, pour des moments communs, pour préparer aussi l'ouverture de l'un de ses lieux vides qui nous permettra de durer et de nous assurer une base pour nos luttes. Nous avons vu les violences policières qui surgissent aux moindres écarts par rapport au chemin traditionnel de la lutte et de la résignation. Et nous avons senti en nous l'émergence d'une rage considérable et déterminée à faire exister jusqu'au bout les formes-de-vie que nous désirons intimement.
J'ai senti qu'une guerre de basse intensité était en train d'avoir lieu. Une guerre qui se livrait tous les jours entre celleux qui ont accepté ce monde et veulent faire respecter par la force la nécessité de cette résignation et celleux qui, malgré les multiples mécanismes de division, essaient de s'organiser pour le détruire car illes les empêchent de vivre comme illes le désirent.

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Aujourd'hui, je crains que le même cirque que celui que j'ai vécu ne recommence. Encore une fois les appels à plus d'organisation se font entendre, et l'on stigmatise les casseureuses comme des éléments extérieurs qui nuisent à la "crédibilité". Cela m'attriste. Comme je l'ai déjà fait en 1998, de nombreus-es lycéen-ne-s pensent qu'il-les s'agit de toucher les médias et de donner une image claire et propre des revendications. Moi aussi, je voulais toucher "l'opinion", ce truc qui s'exprime par les sondages et peut parfois descendre un ministre qui sera ensuite remplacée par un clone.
Aujourd'hui, j'ai des regrets sur mon attitude d'alors. Trop de télévision peut-être m'avait convaincu qu'elle était toute-puissante, alors que sa force ne peut être mesurée qu'aux changements minimaux et minables qui ont eu lieu depuis son apparition et sa diffusion. De plus, et surtout, j'ai compris que la dénonciation effective de la pourriture de ce monde destructeur de nos amitiés et de nos désirs ne peut être propre, claire, chiffrée et spectaculaire. Ce que nous vivons toutes et tous est bien trop terrible pour s'énoncer clairement et distinctement, sans injure, ni casse. Les destruction de nos liens intimes, les courses débiles au nouveau gadget ; ces profs qui, à l'école comme à l'Université, nous apprennent que des choix collectifs sont impossibles et que chacun doit tracer sa voie,ces profs qui, avec leur bêtise et parfois leur génie, ne font que nous résigner à une vie de merde ; ces keufs qui nous harcèlent avec leurs caméras, leurs sirènes, leurs lois qu'illes manient toujours à leur avantage ; ce travail qui nous attend avec son cortège de petites rivalités, de relations hiérarchiques insupportables ; ce quotidien stérile qui se précise, bonheur plastique de l'enfermé-e solitaire enchaîné-e par des crédits ruineux ; cette vie banalement sordide : comment parler de tout ça, en même temps, sans concevoir que cela ne peut se faire proprement ?
Aujourd'hui, je suis encore inscrit à la fac. Comme un espèce de raccord à un monde que je ne peux plus supporter. Je la vois comme l'un de ces champs de bataille dont j'ai parlé. Une fois de plus, un dispositif qui tend à nous séparer et nous résigner parvient à construire une petite guerre entre celleux qui acceptent les règles du jeu et celleux qui les refusent. L'intensité de cette guerre est encore bien faible, les camps sont encore peu définis, peu consistants. Le camp de la résignation a bien peu d'armes de justification, mis à part un réalisme à la petite semaine. Le camp de la rage et du désir, de son côté, n'a que ce monde merdique à montrer et ses projets à mettre en œuvre. Ce qui est donc en jeu, à présent, c'est la construction d'une véritable polarisation. Elle ne pourra provenir que d'une intensification du conflit. D'un côté, par la montée en puissance du mouvement lycéen et l'élargissement des significations dont il est porteur ; de l'autre, par l'action autonome des étudiant-e-s qui essayeront d'élargir ce mouvement pour aller au minimum vers un mouvement général de la jeunesse qui prendrait acte de rages et de désirs communs et partagés.
Si, aujourd'hui, je pense aller manifester avec les lycéen-ne-s, ce n'est pas pour faire du nombre. C'est pour essayer de rencontrer celleux qui espèrent au-delà des revendications présentes, pour rencontrer celleux qui bientôt, auront la force de construire sur les fondements de leurs liens affinitaires et amicaux, quelque chose qu'illes ne pourront jamais avoir en ne faisant que le demander. Ce sera aussi pour rappeler que la rage ne s'exprime pas forcement proprement, que c'est par cette diversité des attaques que la jeunesse se renforce et gagne en puissance. Ce sera enfin pour montrer que les désirs, moins confinés dans des slogans débiles et castrateurs, constituent une ressource extraordinaire.
Espérons au moins que la confrontation sera joyeuse.                                                                    

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