mardi 12 octobre 2010

“Nous ne voulons pas le plein emploi, mais une vie pleine!”


Lorsqu’un ménage s’équipe d’une machine à laver, on n’entend jamais les membres de la famille, qui devaient auparavant faire la lessive à la main, se plaindre que cela les “prive de leur travail”. Mais, chose curieuse, si un développement semblable se produit à un niveau social plus large, c’est considéré comme un problème grave — “le chômage” — qui ne peut être résolu qu’en inventant de nouveaux boulots.
Les projets de partager du travail en établissant une semaine de travail un peu plus courte semblent, à première vue, aborder la question de façon plus rationnelle. Mais ces projets n’affrontent pas l’irrationalité fondamentale du système social basé sur les rapports marchands. Tout en réagissant contre une des manifestations de cette irrationalité (le fait que certains travaillent beaucoup alors que d’autres sont sans travail), ces projets tendent en réalité à renforcer l’illusion que, pour sa plus grande part, le travail actuel est normal et nécessaire, comme si le seul problème était que, pour quelque étrange raison, le travail est partagé inégalement. L’absurdité de 90% des boulots existants n’est jamais évoquée.
Dans une société rationnelle, l’élimination de tous ces boulots absurdes (pas seulement ceux qui contribuent à la production ou à la vente de marchandises ridicules et non nécessaires, mais aussi ceux, beaucoup plus nombreux, qui sont impliqués directement ou indirectement dans la promotion et la protection du système marchand) réduirait les tâches nécessaires à un niveau si dérisoire (probablement moins de 10 heures par semaine) qu’on pourrait se les répartir volontairement et coopérativement, sans qu’il soit nécessaire de recourir aux stimulations économiques ou à la contrainte étatique(1).
Certaines actions récemment menées en France (qui, comme d’habitude, n’ont pratiquement pas été mentionnées dans les médias américains) font un contraste rafraîchissant avec les appels “progressistes” en faveur de l’égalité dans l’esclavage salarié.
En décembre 1997 et janvier 1998, des dizaines de milliers de chômeurs ont manifesté dans des dizaines de villes françaises, occupant souvent des bureaux de l’ANPE, des CAF, des antennes Assedic, des agences des services publics (électricité, gaz...), des études d’huissiers, envahissant des magasins et restaurants chics, et investissant des supermarchés pour s’y servir gratuitement. Ce mouvement, quoique bien plus audacieux que les actions des chômeurs aux États-Unis, est resté malheureusement en grande partie sous le contrôle des associations de chômeurs officielles (dominées par le parti communiste, les partis gauchistes et les syndicats). Cependant, nombre d’occupations ont été effectuées à l’initiative d’individus qui commençaient à se passer des porte-parole officiels: à parler et à agir pour eux-mêmes.
Cette tendance radicale s’est montrée particulièrement active à la mi-janvier à Paris, quand des chômeurs ont brièvement occupé la bourse de commerce et l’École normale supérieure, puis (lorsque la police les a obligés à sortir) un amphithéâtre de l’université de Jussieu. Bien que cette occupation fût évidemment tout aussi illégale que les précédentes, les autorités universitaires n’ont pas appelé la police, et des assemblées de 100-200 participants y ont eu lieu tous les jours pendant les deux mois et demi suivants.
Alors que la plupart des occupations du mouvement officiel avaient été brèves, contrôlées bureaucratiquement et symboliques (destinées simplement à faire pression sur le gouvernement pour qu’il accomplisse certaines réformes), les occupants de Jussieu ont voulu créer un forum permanent pour le débat public. Ils ont ouvert leur assemblée à tout le monde, plutôt que de la limiter aux seuls chômeurs, et ont commencé à chercher des liens avec d’autres terrains.
Les participants se sont accordés sur deux principes de base: que les luttes soient menées de façon autonome (les partis, les syndicats et d’autres organisations hiérarchiques étaient reconnus comme les ennemis de toute lutte vraiment radicale); que le salariat soit remplacé par l’activité à la fois libre dans son contenu et auto-organisée.
L’assemblée de Jussieu n’a pas prétendu représenter qui que ce soit; elle a simplement servi de lieu de rencontre où les gens pouvaient discuter de tout ce qu’ils voulaient et, si l’envie les en prenait, se joindre à d’autres individus intéressés à réaliser tel ou tel projet particulier (tracts, “balades”, etc.). Toute une série d’actions plus ou moins impromptues ont été menées par des bandes baladeuses de quelques dizaines de personnes, qui pouvaient, par exemple, aller interrompre un défilé de mode ou jeter des tomates pourries sur un huissier; puis envahir un supermarché et contraindre les propriétaires à leur faire “don” de quelques paniers de nourriture; puis prendre le métro pour aller dans un autre quartier afin de distribuer des tracts ou bomber des graffitis (“Le temps payé ne revient plus!” “Nous ne voulons pas une part du gâteau, nous voulons la boulangerie!”); et rentrer en fin de journée à Jussieu pour discuter les aventures du jour.
Dans les pages suivantes, nous avons traduit quelques extraits de leurs tracts et communiqués. Nous les diffusons parce que nous pensons qu’ils pourront être utiles à des gens dans d’autres pays qui sont confrontés à des situations semblables. Et non pas (comme il arrive si souvent avec le reportage international “radical”) pour les assommer avec le spectacle d’événements exotiques et dont on grossit l’importance: un tel spectacle donne l’impression que la révolution consiste en des actions surprenantes et permanentes, qui ne peuvent être réalisées que par d’autres quelque part de l’autre côté de la planète.
Nous ne pensons pas que la France soit à la veille d’une révolution. Les actions décrites ici n’ont impliqué qu’une toute petite minorité de la population, et déjà le mouvement semble retomber: aux dernières nouvelles, l’assemblée de Jussieu n’a plus lieu que deux fois par semaine. Mais nous pensons que bien des participants ont découvert là que la vraie vie commence avec des expériences personnelles. Et de telles expériences mènent parfois à des choses plus grandes.
Ken Knabb

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