« Notre mandat de représentants du parti prolétarien, nous ne le tenons que de nous-mêmes, mais il est contresigné par la haine exclusive et générale que nous ont vouée toutes les fractions du vieux monde et tous les partis. »
MARX, lettre à Engels, 18 mai 1859.
LE PREMIER ACTE du nouveau drame révolutionnaire sur le continent européen vient maintenant de commencer, et avec lui commence le vieux mélodrame contre-révolutionnaire. En France, le prolétariat a déjà obtenu une victorieuse défaite et le pouvoir une misérable victoire ; la révolution pénètre dans la vie quotidienne et la réaction fait le compte de ses chiens fidèles. Le mouvement révolutionnaire prolétarien, bloqué dans la première moitié du siècle par la contre-révolution russe, contrecoup de la régression social-démocrate en Occident, et par la réaction fasciste de la bourgeoisie, nous revient dans la seconde moitié du siècle et s’annonce dans tous les pays.
Le processus de reconstruction du mouvement révolutionnaire total ne peut se produire sans passer par la dissolution totale de l’image séparée que perpétuait le mouvement communiste international, au-delà des fausses oppositions entre les défenseurs de la bureaucratie de Moscou et les adorateurs de la bureaucratie de Pékin. À l’ouverture du second assaut du mouvement révolutionnaire, il doit régler son compte à sa propre fausse conscience antérieure, et il lui reste à accomplir un travail absolument nécessaire : la critque des débris idéologiques provenant de la décomposition de l’immense cadavre du parti révolutionnaire international, critique qui lui permette de considérer de manière totalement désabusée l’histoire cachée du présent. La critique de l’idéologie est la condition première de toute critique ; elle ne trouve pas sa conclusion en elle-même, mais dans le seul projet possible de notre époque, celui dont la réalisation est dans la rue.
Il faut cependant accélérer le processus de décomposition du « marxisme » (ouvriérisme et bureaucratisme ; sous-développement théorique et idéologie du sous-développement), pour qu’il ne se maintienne pas au-delà de son point d’explosion en continuant à freiner la réapparition d’une pratique révolutionnaire consciente. C’est la tâche des nouveaux théoriciens du prolétariat révolutionnaire — mais pas d’eux seuls — de non seulement ridiculiser les fanfaronnades qui forment le noyau de l’idéologie « moderne » des jeunes-marxistes et qui sont accueillies, en Italie, par le public avec un respect mêlé d’effroi, mais encore de révéler les circonstances qui permettent à des personnages médiocres et grotesques de jouer les héros. Leur première tâche sera de démasquer la fausse contestation entachée d’idéaux misérables, qui est l’expression la plus avancée du mouvement italien stagnant et qui ne le rend pas seulement incapable de créer des situations, mais encore de produire des pensées, au-delà de ses réveils subits et partiels.
Il y a des moments où s’accroît la sourde friction des classes, mais où rien ne s’oriente encore vers la révolution ; moments où le passé montre toute son impuissance, mais conserve toujours le pouvoir d’empêcher l’apparition du nouveau. Pourtant, dans aucune autre période, nous ne trouvons un mélange plus hétérogène de fausses professions de révolte et d’indécisions et de passivité réelles, de déclarations de renouvellement plus illusoires et de domination plus assurée de la vieille routine, de luttes plus spectaculaires entre éléments solidaires du monde existant et d’antagonismes plus profonds montant de toutes les couches de la société. La résurrection des morts, dans ces luttes, sert à parodier les anciennes révolutions, non à concevoir les nouvelles ; à fuir leur réalisation, non à reprendre les tâches qu’elles se fixaient ; à en mettre en circulation le spectre, non à en retrouver l’esprit. Les révolutionnaires de 1789 s’habillaient à la romaine ; les militants néo-bolcheviques de 1969 s’habillent à la russe, à la chinoise ou à la cubaine. Comme dans les révolutions bourgeoises, il faut des évocations historiques pour se faire des illusions sur la réalité du projet moderne. De même que « la bourgeoisie russe naissante acceptait le marxisme comme soutien idéologique de sa lutte contre le féodalisme et l’autocratie » (E. Carr, la Révolution bolchevique), de même la bourgeoisie occidentale décomposée accepte encore le « marxisme » comme soutien idéologique de son ultime tentative pour se préserver de la révolution. L’histoire ne fait qu’exécuter la sentence pour se préserver de la révolution. L’histoire ne fait qu’exécuter la sentence que la bourgeoisie s’inflige à elle-même en prétendant s’approprier le marxisme de façon séparée.
Mais même dans cette époque d’expériences doctrinaires, le temps ne passe pas en vain. Pour prendre conscience de son contenu, le conflit social contre les conditions modernes de la survie fait venir à la surface, en un seul et même courant, toutes les charognes du passé dont il s’emploie à libérer le terrain. Le changement accéléré d’illusion, qui semble présider à toutes les tentatives des individus de s’engager enfin dans la voie qui rende impossible tout retour au passé, dissout peu à peu l’illusion du changement, faisant affleurer la question brutale du changement réel, la question historique pour elle-même.
Démasquer le caractère idéologique d’un mouvement révolutionnaire trop longtemps resté absent des pays modernes, et des formations pseudo-révolutionnaires que cette époque a produites, est aujourd’hui le premier acte indispensable en faveur du nouveau mouvement qui s’annonce partout. Tout le reste n’est que récupération dérisoire du passé par une génération « marxiste » qui cherche à vendre à la première occasion la dernière édition de la révolution manquée, travestie en révolte moderne. Les Tronti, les Bellochio, les Masi, les Viale, les Rieser, les Cazzaniga, les Piperno, les Pasolini, les Meldolesi, les Rostagno, les Sofri, les Della Mea. Les gémissements idéologiques de ce dernier demi-siècle ne sont que des trucages ; mais les chefs-d’œuvre de l’intelligence de deuxième ordre qui dominent cette fin d’époque honteuse ne sont plus que des trucages éculés pour étudiants, auxquels ils sont destinés. Les conditions réelles doivent rester hors de discussion, et la consommation de l’idéologie doit au contraire soutenir une fois de plus l’idéologie de la consommation. Si, aujourd’hui, l’impuissance de gauche se lamente de devoir aussi assister, après l’échec des stratégies classiques du mouvement ouvrier, à celui de toutes leurs modernisations confuses et dégénérées, c’est parce que ces dernières sonnent le glas d’une même idéologie révolutionnaire en portant ses prémisses trompeuses à leurs ultimes conséquences pratiques. Les nouvelles solutions sont toujours les moins modernes. Mais ce qui est radicalement moderne retrouve d’abord la vérité du vieux mouvement prolétarien provisoirement refoulé. « Le programme actuel redécouvre à un niveau supérieur le projet de l’abolition des classes, de l’accès à l’histoire consciente, de la construction libre de la vie ; et il redécouvre la forme des Conseils ouvriers comme moyen » (Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations). Nous ne doutons pas que ce sera la première banalité de base du mouvement de libération possible de notre temps.
La révolution de notre époque ne fait que renouer la chaîne régulière avec les révolutions passées. Aujourd’hui, nous reprenons le fil indestructible de la dialectique impersonnelle interrompue après les premières expériences précoces et avortées des révolutions défaites de l’intérieur. Jusqu’aujourd’hui, l’idéologie révolutionnaire n’a fait que changer de main : il s’agit maintenant de la dissoudre en lui opposant la théorie révolutionnaire.
Ce que nous disons existe déjà dans toutes les têtes, et c’est ce qui existe en suspens dans la préhistoire des hommes. Pendant dix ans, les situationnistes ont écrit des livres. En un mois, la plupart de leurs phrases couvraient la plupart des murs de Paris. Quelle que soit l’intelligence d’un homme, les découvertes de la pensée sont égales pour tous. « La théorie devient pratique quand elle pénètre les masses. » Qu’une vérité objective appartienne à la théorie n’est pas une question théorique, mais bien une question pratique. C’est seulement dans sa réalisation révolutionnaire, dans la critique pratique de l’ensemble des conditions existantes, qu’elle peut être comprise rationnellement et devenir vraie. Des idées aux faits, il n’y a qu’un pas. Les actions les amélioreront. Les hommes ne peuvent faire moins que de tenir compte de la vérité de ce qui les regarde ; mais, pour le faire, ils découvrent vite qu’ils doivent en créer les conditions pratiques, qu’ils doivent donc renverser les conditions existantes. Le pouvoir de la pensée est sa vérité, mais sa vérité est sa propre existence en actes.
Au moment où la critique théorique peut réapparaître dans notre époque, et ne peut compter que sur elle-même pour se diffuser dans une pratique nouvelle, on croit encore — et toutes les conditions sont là pour qu’on tente aussi le coup en Italie — nous opposer les exigences de la pratique, quand ceux qui en parlent, à ce niveau de délire méthodologique, se sont en toute occasion abondamment révélés incapables de réussir dans la moindre action pratique. Quant à nous, nous sommes enclins à la colère et à la révolte. Mais si l’I.S. est d’abord un groupe de théoriciens, c’est parce que nous ne nous considérerions absolument pas pratiques à laisser les représentations répétitives — que d’habiles charlatans font circuler comme nouvelles découvertes — entretenir une situation de falsification générale. Un théoricien peut donner aux mots une signification d’utilité. Ce n’est plus un simple théoricien. Un idéologue donne à n’importe quel mot son utilité. Est toujours un idéologue celui qui fournit les idées utiles aux maîtres. La théorie n’est que la concentration pratique du projet révolutionnaire, comme la pratique n’est que la théorie à un tel degré de concentration qu’elle conquiert sa réalisation. Jusqu’à présent, la prétendue « théorie » n’a fait qu’interpréter le monde ; il s’agit maintenant de le transformer. Jusqu’à présent, la pratique n’a fait que renforcer le monde existant ; il s’agit maintenant de le renverser.
Jusqu’à présent, donc, personne n’a osé prendre parti de manière radicale pour la révolution. Nous le ferons. Le vieux monde se tord en convulsions de rage en découvrant que les idées théoriques des situationnistes sont destinées à prendre une valeur d’usage, qu’elles apparaissent dans la rue, et que la dimension réelle du conflit qu’elles annoncent est mondiale, son défi irréductible, le scandale de son existence irrécupérable. Partout où il apparaît, il n’a que faire des litanies démocratiques qui, interprétant la pensée de la « nation », déplorent l’irresponsabilté et le désordre, ainsi que les nouvelles habitudes qui inaugurent le commencement d’une époque ; ni de tous les staliniens réunis, acoquinés dans leurs partis populaires, qui, « interprétant la pensée de la classe ouvrière », déplorent la même chose avec toute la vanité et la modération de leur profession stérile. Tandis qu’en cette Sainte Alliance ils confessent leur terreur, il n’est pas seulement du devoir d’une publication révolutionnaire de reconnaître la raison des prolétaires révolutionnaires, mais encore de contribuer à leur donner leurs raisons, à enrichir théoriquement la vérité dont l’action pratique exprime la recherche. « Notre tâche consiste en une critique impitoyable, encore plus dirigée contre nos soi-disant “amis” que contre les ennemis déclarés ; et pour la remplir, nous renonçons volontiers à une popularité démocratique à bon marché. »
Notre projet est le plus simple et le plus radical possible : c’est, avec l’appropriation par le prolétariat de sa propre vie, ainsi que de la propriété privée et de l’État dissous dans le pouvoir absolu des Conseils, le projet même de l’histoire consciente et des hommes devenus ses protagonistes absolus. Dans cette époque insurrectionnelle, notre programme comme organisation est de ne négliger rien de ce qui sert à unifier et à radicaliser les luttes éparses, à fédérer les groupes autonomes, communautés d’individus en révolte ouverte qui expérimentent pratiquement les formes d’organisation des prolétaires révolutionnaires. Il n’y a aucune « présomption » à avancer ce programme, parce que les conditions de sa réalisation existent déjà. Nous sommes si peu présomptueux que nous voudrions être connus des prolétaires de tous les pays, rendus inutiles par la pensée de leur action. Et nous sommes si peu vaniteux que la confiance et l’alliance de dix révolutionnaires décidés — mettons onze — nous réjouit et nous honore. Si nous avons donné une modeste contribution au projet révolutionnaire, nous n’en serons pas payés. Ceux qui écrivent pour donner un projet à la révolution veulent faire la révolution pour réaliser ce qu’ils projettent dans leurs écrits. Ceux qui veulent être des interlocuteurs valables doivent bien savoir qu’ils ne peuvent avoir avec nous des rapports inoffensifs. Pour qui veut être révolutionnaire de façon cohérente, le minimum est qu’il sache se séparer radicalement du monde de la séparation, qu’il sache montrer par son action exemplaire qu’il se distingue de tout ce qui, existant autour de lui, fait partie du désordre spectaculaire de l’ordre constitué, et n’en est pas la négation. Et, à plus forte raison, au moment où la situation présente tend naturellement à produire le mouvement de sa propre négation par le seul fait de priver de la moindre bribe de justification toutes les fausses alternatives qui jouent le rôle du dernier remède. Celles-ci, reproduisant et alimentant toute hiérarchie, reproduisent et alimentent les conditions de leur maintien. Il faut donc anéantir une fois pour toutes ce qui peut un jour détruire notre ouvrage.
La révolution est radicale et va jusqu’au fond des choses ; elle dissout « tout ce qui existe indépendamment des individus », à l’extérieur comme à l’intérieur d’elle-même. La révolte des Noirs américains comme les combats des étudiants japonais, les luttes antisyndicales des ouvriers occidentaux comme les mouvements d’opposition et de résistance aux régimes bureaucratiques de l’Est, sont les signaux de la troisième révolution contre la société de classes, dont nous sommes nous-mêmes un signe précurseur. Ces faits, électrisant les capitales comme un même courant négatif, montrent que la révolution défaite dans le monde entier revient à l’assaut dans le monde entier. Certes, dans ce mouvement, l’I.S. elle aussi devra disparaître, dépassée et reprise dans la richesse révolutionnaire qui se réalise dans l’autogestion généralisée de la société et de la vie. L’I.S. n’est pas le meilleur, puisque son projet historique a pris forme dans le temps même des conditions modernes de l’aliénation. Si évidemment son rapport avec elle se réduit strictement à une opposition directe et par conséquent aussi à un air de ressemblance, c’est seulement que nous sommes réellement contemporains. Mais dans le mouvement du présent, l’I.S. préfigure en même temps l’avenir du mouvement. Quand toutes les conditions internes seront remplies, quand le prolétariat aura accumulé l’énergie nécessaire pour réaliser l’appropriation, pour supprimer la division des classes et les classes elles-mêmes, la division du travail et le travail lui-même, et pour abolir l’art et la philosophie en les réalisant dans la créativité libérée de la vie sans temps mort, quand seul le meilleur suffira, le monde sera gouverné par la plus grande aristocratie de l’histoire, l’unique classe de la société et la seule classe historique des maîtres sans esclaves. Cette possibilité revient aujourd’hui, peut-être pour la première fois. Mais elle revient.
Revue de la section italienne de l’Internationale situationniste
Numéro 1
Traduits par Joël Gayraud et Luc Mercier. Éditions Contre-Moule, Paris, juin 1988]
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