I. DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
« Dans les dix dernières années, par exemple, et en considérant l’ensemble des pays démocratiques, il nous semble qu’une censure intelligente n’aurait eu à interdire que trois ou quatre livres. Mais ces livres-là, il eût fallu les faire disparaître absolument, par tous les moyens… il ne s’agit pas de critiquer leurs auteurs, mais de les anéantir… nous devons traiter les auteurs de certains livres en perturbateurs du repos public, néfastes pour notre civilisation, qu’ils ne veulent pas réformer, mais détruire. »« Avez-vous lu La Trompette du Jugement Dernier contre Hegel, l’Athée et l’Antéchrist ? Si vous ne le savez pas encore je peux vous dire, sous le sceau du secret, que c’est de Bauer et Marx. J’ai vraiment ri de bon cœur en lisant la chose. »G. JUNG, Lettre à Arnold Ruge (décembre 1841).
CEUX QUI jusqu’à présent ont regretté de ne pas savoir qui était l’auteur du Véridique Rapport, vont maintenant regretter de le savoir. Ceux qui se scandalisaient de l’anonymat de Censor, auront lieu de se scandaliser à présent de bien pire. Ceux qui ont fait l’éloge de Censor en croyant se faire bien voir d’un puissant, n’en seront pas fiers ; et ceux qui jusqu’ici avaient préféré prudemment se taire, pour ne prendre position que lorsqu’ils connaîtraient le nom de l’auteur, auront donné toute la mesure de tout ce que laisse passer leur opportunisme, comme de la peureuse hésitation dont ils croient se faire une forteresse quand ils sont dans l’embarras.
En 1841, sous couleur de dénoncer Hegel en tant qu’athée, Marx et Bauer écrivirent et publièrent un pamphlet anonyme, dirigé en fait contre la droite hégélienne, mais qui, par le ton et le style, paraissait émaner de l’extrême-droite métaphysique d’alors. Le pamphlet1 montrait en réalité tous les menaçants traits révolutionnaires dont la dialectique hégélienne était porteuse dans cette époque, et se trouve être ainsi le premier document qui établit la mort de la métaphysique, et la « destruction de toutes les lois de l’État » venant comme sa conséquence.
Aujourd’hui, il ne s’agissait plus de démontrer le caractère athée et révolutionnaire de la dialectique hégélienne ; mais il s’agissait de savoir si, dans la classe dominante, existe une pensée stratégique capable de concevoir des perspectives pour le capitalisme. J’ai fait la preuve que cette pensée n’existe pas. J’ai usé de la méthode suivante : si le pouvoir de classe possédait aujourd’hui une pensée et un projet touchant la conservation de l’ordre dominant, quoique tout cela se traduise dans la pratique avec l’infortune que l’on sait, qu’est-ce que ce pourrait bien être ? Tout le monde a pu constater, en toute occasion, que les représentants du pouvoir ne disent jamais rien de sérieux, même pas sur les affaires qui les touchent de plus près ; mais l’on pouvait se demander ce qu’ils se disent entre eux, loin du public.
J’ai donc écrit, et fait publier au mois d’août, sous le pseudonyme de Censor, 520 exemplaires du désormais fameux Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. Ce pamphlet a été envoyé aux ministres, parlementaires, industriels, syndicalistes, ainsi qu’aux journalistes les plus respectés par l’opinion publique. Le Véridique Rapport a suscité tout de suite un grand intérêt et une vaste discussion, qui continue aujourd’hui encore.
Mais sur un point au moins tous se sont montrés unanimes, car tous ont cru que Censor existait, et ils se sont aventurés jusqu’à reconnaître en lui telle ou telle personnalité de l’économie ou de la politique (de Guido Carli à Cesare Merzagora, de Giovanni Malagodi jusqu’à Raffaele Mattioli lui-même, qui selon certains journalistes aurait dirigé d’outre-tombe « l’opération Censor »).
Tous se sont trompés : Censor n’existe pas. Et bien que son monde existe encore, la classe qu’il représente n’a plus la force de produire un bourgeois d’une telle lucidité et d’un tel cynisme. « Voilà ce qui fait la valeur à certains égards exceptionnelle du pamphlet de Censor — a écrit Giorgio Bocca — : c’est un des rares, rarissimes exemples de cette culture de droite qui chez nous n’existe pas, ou bien n’a pas le courage de se manifester. » Attribuant le Véridique Rapport à Merzagora, Enzo Magri a écrit qu’« assurément il s’agit du plus cynique diagnostic politico-économique qui ait jamais été fait en Italie… La logique en est de fer, contraignante. L’analyse rigoureuse et impitoyable de Censor ne laisse place à aucun doute. »
En dépit de ce lucide cynisme de Censor, ou peut-être justement à cause de lui, banquiers et financiers ont salué mon pamphlet avec intérêt ; un bon nombre de ministres, parlementaires et hauts fonctionnaires de l’État ont courtoisement remercié le premier éditeur du Véridique Rapport. Certains journalistes n’ont pas réussi à cacher leur admiration, ni même leur stupéfaction, parce que la vérité est une des rares choses capables de susciter leur étonnement et leur dépit, mais aussi parce que Censor détruisait d’un seul coup ce fragile château de mensonges qu’ils avaient construit patiemment, mais maladroitement, tout au long de ces dernières années, par exemple sur la cruciale question des bombes de 1969. Mais comment peut-on prétendre que des journalistes incapables de comprendre de qui provient ce Véridique Rapport seraient en revanche capables de comprendre ce qui depuis des années advient dans ce pays ? Ou de qui provenaient les bombes du 12 décembre 1969 ?
Giorgio Bocca a tout de même honnêtement reconnu que « ce livre dit plus de choses vraies et terribles sur l’automne chaud et sur les conspirations noires que toute la littérature révolutionnaire » ; mais ce faisant il admet implicitement qu’il ne connaît pas les publications effectivement révolutionnaires, parce que, la vérité sur les bombes du 12 décembre 1969, je l’ai publiée exactement une semaine après, le 19 décembre2.
Plus irrité que tous les autres, le pauvre Massimo Riva note, dans les colonnes du Corriere della Sera, que « cette personnalité influente laisse transparaître qu’elle a connaissance d’importantes données particulières qui renforceraient la thèse du massacre d’État » ; et il laisse échapper, consterné, ce cri du cœur : « Comment ne pas voir un signe de la décadence des institutions dans cette incapacité de leurs commis à les servir en silence ? » Enzo Magri ajoute : « L’anonyme auteur soutient la thèse du massacre d’État. Et la logique en est de fer, contraignante. » L’embarras, parfois bruyant et parfois silencieux, dans lequel ce livre a plongé la classe dirigeante italienne et tous les partis, est complet, désolant. Dans le cas de l’« opération Censor », il n’est pas douteux que les propriétaires du spectacle social ont été à leur tour victimes des apparences.
Voici quelques autres exemples de cette « phénoménologie de l’erreur » : « Censor… est un conservateur éclairé et de race, un grand tuteur de la bourgeoisie, un commis du capital privé… En lisant le livre on devine bien des choses quant à l’identité de Censor. » (Carlo Rossella, Panorama) — « Ce pamphlet est certainement une provocation salutaire, un “assez !” signifié à l’onction progressiste… Un authentique événement, une nouveauté dont on devra se réjouir, au nom de la culture, même si l’on n’est pas d’accord. » (Europa Domani) — « Qui est Censor ? … Sa philosophie libérale, le penchant au mépris et à la réprimande envers les politiciens, comme aussi le caractère hautain du grand bourgeois possédant une très vaste expérience dans le domaine économique, émanent de chaque page de son écrit. » (Enzo Magri, L’Europeo) — « Censor a fait connaître son Véridique Rapport dans les plus mauvaises conditions : 520 exemplaires en tout, publiés par un éditeur dont c’est la première expérience, et distribués en plein mois d’août. Et pourtant le succès a été immédiat. Peut-être parce que la thèse de l’auteur est apparue à beaucoup suggestive. » (L’Espresso) — « En dépit de son “conservatisme”, Censor voit d’un œil bienveillant les communistes et le compromis historique, comptant que ces nouveaux équilibres politiques vont servir à maintenir debout le capitalisme. » (Corriere d’Informazione) — « Paru il y a peu de mois dans une édition numérotée, ce libelle est justement arrivé tout de suite à une réimpression dans un tirage commercial. Mais c’est en même temps juste et injuste, parce qu’il est rare et précieux, donc insolite dans notre édition ; d’autre part il est exemplaire, comme un modèle qui mérite d’être proposé à une plus large attention… Censor fait un parti à lui tout seul : il pourrait être le vrai gentilhomme d’une ancienne frappe, qui se trouve avoir conjugé dans sa vie les goûts culturels et les intérêts économiques, mais en gardant toujours sauve la décence de la vie et de la pensée, avec un style de comportement et une morale, la vraie. » (Vittorio Gorresio, La Stampa) — « La lecture révèle un conservateur à la culture vaste et très raffinée… Nous voudrions en savoir plus ; nous voudrions avoir les preuves de tout ce que l’anonyme soutient. Et jusque-là nous retiendrons que Censor a lui-même une dette envers l’opinion publique : celle de l’aider davantage à obtenir les preuves ; celle de parler clair jusqu’au fond sans se limiter à jeter le pavé dans la mare. » (Gianni Mazzoleni, Il Resto del Carlino).
« Le premier devoir de la presse est maintenant de miner toutes les bases de l’ordre politique établi. »KARL MARX, Nouvelle Gazette rhénane (14 février 1849).« Je pense avec plaisir à notre existence à Cologne. Nous ne nous sommes pas compromis. C’est là l’essentiel ! Depuis Frédéric le Grand, personne n’a jamais traité le peuple allemand en canaille comme la Nouvelle Gazette rhénane. »GEORG WEERTH, Lettre à Marx (28 avril 1851).
LE PAMPHLET ANONYME de Marx et Bauer fit naturellement scandale ; mais après peu de semaines la provenance « de droite » fut mise en doute, et l’imposture subversive de Marx apparut alors dans toute sa menaçante réalité. Un siècle et demi plus tard, six mois n’ont pas suffi à l’Italie pour s’apercevoir de l’inexistence de Censor, et pour démontrer de cette manière, sinon d’autres, son émancipation de la métaphysique.
Tout comme saint Anselme prétendait donner la preuve, dite ontologique, de l’existence de Dieu, en considérant que si un Être d’une perfection infinie est concevable, il n’est pas alors concevable que cet Être manque de la qualité fondamentale d’exister ; de la même façon, mais un millénaire après, la bourgeoisie italienne a candidement cru qu’un bourgeois aussi parfait que Censor lui est apparu, puisqu’il a toutes les qualités qui lui manquent — sincérité, rationalité, culture, etc. — ne pouvait donc manquer de la qualité d’exister. Et par là de concourir à son salut.
Pourquoi nos bourgeois décadents ont-ils cru si facilement à l’existence d’un allié comme Censor ? C’est bien simple : ils y ont cru parce qu’ils en ont besoin. Et pourtant, selon Vittorio Gorresio, « la seule personne qu’il eût été possible d’identifier comme l’auteur de ce Véridique Rapport, ce serait Raffaele Mattioli, malheureusement disparu ». Mais si pour concevoir un bourgeois comme Censor on a été obligé de l’inventer, voilà la meilleure preuve du fait que, dans notre classe dirigeante, personne n’existe qui puisse se flatter d’avoir les qualités que l’on a voulu attribuer à Censor.
Si maintenant l’on peut rétrospectivement s’étonner de ce que, pendant tant de mois, personne parmi tous ceux qui ont écrit là-dessus n’ait mis publiquement en doute l’existence de Censor, il n’est pas moins surprenant de constater que beaucoup de bourgeois « progressistes » et une partie de la gauche non stalinienne ont applaudi le Véridique Rapport, « quoique de droite, et même justement parce qu’il est de droite », comme l’a dit Giorgio Bocca. En tout cas, Censor appartiendrait à une droite qui n’apparaît pas plus cynique qu’elle ne l’est effectivement, mais qui assurément parle plus cyniquement qu’elle n’a jamais osé le faire ; il est en effet suffisant de considérer quelle épouvantable extrémité a accepté, et même admiré, la bourgeoisie italienne dans son actuelle déroute, pour comprendre toute l’ampleur de celle-ci. Cela vaut donc la peine de reprendre ici quelques passages du Véridique Rapport, qui en donnent la mesure exacte.
« Nous ne chercherons donc pas à prouver que la société actuelle est désirable… Nous dirons… que cette société nous convient parce qu’elle est là, et que nous voulons la maintenir pour maintenir notre pouvoir sur elle » (page 11). « Il n’existe aujourd’hui qu’un péril au monde, du point de vue de la défense de notre société, et c’est que les travailleurs parviennent à se parler de leur condition et de leurs aspirations sans intermédiaires ; tous les autres périls sont annexes, ou bien procèdent directement de la situation précaire dans laquelle nous place, à de multiples égards, ce premier problème, tu et inavoué » (page 11). « … nous perdrions toute raison de gérer un monde dans lequel se trouveraient supprimés nos avantages objectifs… Les capitalistes ne doivent pas oublier qu’ils sont aussi des hommes, et qu’en tant que tels ils ne peuvent admettre la dégradation incontrôlée de tous les hommes, et donc des conditions personnelles de vie dont ils jouissent en propre » (page 15). « Toutes les formes de société qui ont dominé dans l’histoire se sont imposées aux masses, qu’elles devaient tout simplement faire travailler, par la force et par l’illusion. Le plus grand succès de notre civilisation moderne est d’avoir su mettre au service de ses dirigeants une incomparable puissance d’illusion » (page 22). « Ce que cette société produit, il n’y a plus qu’à le regarder. Certains nous demandent, mus par un sentimentalisme parfaitement hors du sujet : “Faut-il aussi l’aimer ?” La question est vaine, ou plutôt, si l’on admet que poser une telle question de n’importe quel point de vue transcendant la société réelle serait une pure absurdité, il reste à remarquer que la question est effectivement vaine, en ce sens qu’elle a déjà pleinement trouvé sa réponse, dès qu’on la pose dans les termes de la société réelle, c’est-à-dire en termes de classes sociales, en se demandant qui devrait aimer cette production ? Ceux qui s’en approprient la plus-value aiment nécessairement une forme donnée de la production. Quant aux autres, pourquoi l’aimeraient-ils ? » (page 24). « Nos ouvriers ne décident à aucun degré de ce qu’ils produisent. Et c’est bien heureux, car on peut se demander ce qu’ils décideraient de produire, étant ce qu’ils sont ? À coup sûr, et quelle que soit la variété infinie des réponses concevables, une seule vérité est constante : c’est qu’ils ne produiraient assurément pas ce qui convient à la société que nous gérons » (page 24). « On doit pouvoir choisir entre deux députés, puisque l’on doit pouvoir choisir entre deux marchandises équivalentes » (page 36). « Des esprits et des cœurs découragés, parce que depuis quelques dizaines d’années ils avaient pris la fin des troubles d’un temps pour la fin du temps des troubles, nous demanderont peut-être s’il faut se résigner à voir toute assurance victorieusement conquise être sans cesse remise en question, et si la crise dans la société est donc destinée à durer toujours ? Nous répondrons froidement que oui… Notre monde n’est pas fait pour les ouvriers, ni pour les autres couches de salariés pauvres que le raisonnement doit en fait ramener à cette simple catégorie “prolétarienne”. Mais notre monde doit aussi, chaque jour, être fait par eux, sous notre commandement. Voilà la contradiction fondamentale avec laquelle nous devons vivre » (page 38). « Et justement parce que nous osons admettre que les ouvriers italiens, qui ont prononcé l’offensive de la guerre sociale, sont nos ennemis, nous savons que le parti communiste est notre soutien » (page 128). « Car nous n’oublions pas un instant que du moins les ouvriers, quand ils travaillent et ne s’insurgent pas, sont la plus utile des réalités de ce monde, et méritent notre respect ; car c’est eux qui, en quelque sorte, sous notre direction avisée, produisent notre richesse, id est notre pouvoir » (page 144). « On sait désormais que cette abondance des objets fabriqués exige avec d’autant plus d’urgence la délimitation d’une élite, élite qui justement se tienne à l’abri de cette abondance-là, et recueille le peu qui est réellement précieux… La loi qui domine cela, c’est que, bien sûr, tout ce que l’on distribue aux pauvres ne peut jamais être que la pauvreté : voitures qui ne peuvent circuler parce qu’elles sont trop, salaires en monnaie inflationniste, viande du bétail engraissé en quelques semaines par une alimentation chimique » (page 155). « Nous désignerons… notre modèle de société qualitative… dans la République de Venise. Voilà la plus belle classe dominante de l’histoire : personne ne lui résistait, ni ne prétendait lui demander des comptes… C’était un terrorisme tempéré par le bonheur, le bonheur de chacun dans sa place » (page 163).
On pourrait continuer à citer bien d’autres vérités contenues dans le Véridique Rapport. Ce sont des vérités si simples, du reste, que n’importe qui est obligé de les admettre, une fois qu’elles sont dites ; mais ce sont des vérités assez atroces pour qu’aucun dirigeant, jusqu’ici, n’ait voulu les dire : ce sont les vérités de ce monde ; et si elles ne plaisent pas, c’est ce monde qu’il faut transformer. Et puisque personne, entre tous ceux qui ont écrit de longs articles sur Censor, n’a protesté contre aucune de ces atrocités, selon le principe « qui ne dit rien consent », toutes ces belles salopes les ont acceptées3. Il faudra s’en souvenir.
Si ces virtuoses admirateurs de Censor avaient été intelligents, ils auraient pensé tout de suite qu’un tel pamphlet ne pouvait être écrit que du point de vue de la révolution sociale (cui prodest ?) ; et s’ils avaient été au-dessous de cette intelligence, mais tout de même moins débiles et moins désespérés, ils auraient dû pour le moins conclure que Censor, en tant que bourgeois, est fort imprudent et complètement irréaliste, puisque son projet central de reconstitution d’une élite dirigeante digne de ce nom est très évidemment la plus impossible des utopies. « L’opération Censor », et la stupidité illimitée qu’elle a révélée4, a montré ceci dans la plus pure lumière expérimentale à quiconque aurait par hasard pu nourrir la plus petite illusion à ce propos. Mais tous ces ingénus porte-parole de la décadence, en entendant parler d’une élite, rêvaient déjà d’en faire partie.
« Présents d’hospitalité à nos ennemis : la mort en cadeau. »ARCHILOQUE, Fragments.« Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. »CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe.
QUE L’ON NE me croie pas mû par quelque hostilité particulière envers l’Italie : je suis internationaliste5.
Que me proposais-je en écrivant un pareil livre et en inventant un tel personnage ? Je me proposais, en fait, de nuire au capitalisme italien, qui est l’élément le plus faible et le plus bête de la domination de classe dans le monde ; et de nuire, plus particulièrement, à tous ceux qui se sont engagés dans la malheureuse entreprise de son sauvetage, comme la bourgeoisie néo-capitaliste et le parti dit communiste.
À qui pouvait servir semblable Véridique Rapport ? Voilà ce que personne ne s’est demandé. À la droite, comme le montre bien l’article que lui a consacré Il Borghese, il n’a fait que nuire. Pour la démocratie chrétienne et les autres partis bourgeois de gouvernement, « l’opération Censor » a été plus fâcheuse encore que leurs énormes erreurs et leurs provocations éhontées, puisqu’elle en a apporté une dénonciation définitive. Pour la gauche stalino-bureaucratique, ce pamphlet est aussi nuisible que cent grèves sauvages, parce qu’il démontre irréfutablement quelles sont ses visées effectives dans l’Italie d’aujourd’hui : le silence forcé que seule la presse du P.C.I., par ailleurs si docile à recueillir les directives du ministre de l’Intérieur, lui a jusqu’à présent réservé, en est la meilleure preuve.
En réalité, tous les partis en ont souffert ensemble, parce que tous sont complices. Mais avec cette opération, le misérable État italien, qui dans ces années ne nous a rien épargné ; sous lequel les bombes et les assassinés ne se comptent plus ; par qui depuis 1969 les ouvriers et presque toute la population ont été continuellement provoqués, trompés et insultés avec l’approbation de la bourgeoisie et l’aimable silence du parti stalinien ; cet État des provocateurs a été enfin à son tour provoqué.
Dans ce Véridique Rapport, il n’y a que des vérités ; vérités que toutefois la pensée capitaliste, non seulement n’a plus le courage de dire, mais n’a même plus la force de penser. On devrait donc se demander : à qui nuit la vérité ? Et à qui profite-t-elle ? La vérité a toujours été, dans l’histoire humaine, l’ennemi public numéro un de tout pouvoir, et l’alliée principale des exploités : et les staliniens le savent mieux que tous, car plus que tous ils se sont fait une spécialité de la combattre, en Russie et partout.
Que voulais-je prouver en publiant ce pamphlet ? J’ai voulu avant tout prouver que la carte du « compromis historique » est la carte du capitalisme le moins arriéré, celui qui a tout de même assez d’intelligence pour avoir compris que le parti dit communiste et les bureaucraties syndicales sont ses meilleurs alliés dans l’affrontement social permanent qui l’oppose aux travailleurs ; et ceci je n’ai pas voulu le démontrer aux capitalistes, qui par expérience ne le savent que trop, mais aux travailleurs. Le fait que les bourgeois aient tant pris au sérieux la proposition, avancée par Censor, de conclure sans plus attendre le « compromis historique », démontre qu’en effet ils pensent qu’il faut le conclure : « Censor est sérieux — a écrit l’Europeo —, si sérieux que son pamphlet peut certainement être considéré comme un réel et authentique manifeste de la droite politique et économique italienne » ; « que Censor soit sérieux, sans s’égarer dans les hypocrisies et salamalecs, on le comprend tout de suite », a écrit Il Giorno.
J’ai voulu prouver, d’autre part, que le parti de la révolution sociale peut désormais comprendre le parti de la réaction stalino-bourgeoise beaucoup mieux que celui-ci n’est capable de se comprendre lui-même ; et j’ai prouvé que le parti de la réaction ne peut ni comprendre ni seulement reconnaître le parti de la révolution, même pas quand ce dernier s’avance à ce point pour lui nuire.
Ce que les ouvriers italiens sont en train d’apprendre, c’est tout simplement ce que leurs camarades portugais ont appris depuis peu ; et ce que les ouvriers révolutionnaires français ont compris en 1968, et ce que le prolétariat russe ou tchécoslovaque a toujours su, exploité comme il l’est par l’immonde capitalisme bureaucratique qui domine ces pays : et c’est que les bureaucrates soi-disant « communistes » et syndicalistes ne sont pas du tout disposés à accepter l’abolition de l’exploitation capitaliste du travail, en aucun pays du monde ; et, en particulier, qu’ils sont en Italie les meilleurs serviteurs de notre désastreux capitalisme, à qui ils offrent leurs bons offices pour lui épargner la banqueroute.
Dans le déclin et la chute du capitalisme italien, Censor n’est rien d’autre que l’image renversée, comme dans un miroir, de la révolution italienne ; et l’extrémisme lucide de ce bourgeois inexistant donne la mesure de celui du courant révolutionnaire qui l’a inventé : la différence tient toute dans le fait que ce courant révolutionnaire existe, et Censor non.
Les ministres de l’Intérieur de tous les pays, comme aussi bien les bureaucrates des partis dits communistes, ressentent la même colère impuissante devant la réapparition du mouvement révolutionnaire moderne. En Italie, où le P.C.I. espère utiliser les luttes de classes pour participer au pouvoir, et cherche désespérément l’ouverture, cette colère ne peut être que plus grande. Car si déjà, à ce point, les révolutionnaires peuvent nuire au pouvoir, qui tout seul déjà se nuit grandement à lui-même, regardez le Portugal : il y a un an et demi que nous empêchons tout pouvoir étatique de s’y constituer réellement. Le « compromis historique », cette Sainte-Alliance entre les bourgeois et les bureaucrates staliniens, que l’on se propose aujourd’hui d’introniser en Italie, règne déjà au Portugal depuis le 25 avril 1974 : il règne mais ne gouverne pas. Voyez ce piteux résultat, cet échec ridicule !
Où veux-je en arriver ? Naturellement, au triomphe de mon parti. Et mon parti, c’est le parti de l’organisation autonome des assemblées ouvrières, qui assument tous les pouvoirs de décision et d’exécution ; c’est le parti des conseils ouvriers révolutionnaires, aux délégués révocables à tout instant par la base, le seul parti qui combatte partout toutes les classes dominantes bourgeoises et bureaucratiques ; le parti qui, chaque fois qu’il se manifeste, entreprend de réaliser l’abolition ds classes et de l’État, du travail salarié et de la marchandise, et de tout leur spectacle. Et je n’en servirai jamais d’autre.
Décembre 1975
Décembre 1975
GIANFRANCO SANGUINETTI
[Traduit de l’italien par Guy Debord. Éditions Champ Libre, Paris, janvier 1976]
Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie
1. Die Posaune des Jüngsten Gerichts über Hegel den Atheisten und Antichristen. Ein Ultimatum (Leipzig, 1841).
3. Ces bourgeois et ces journalistes, qui ont préféré se scandaliser de l’anonymat de Censor plutôt que des vérités contenues dans son Rapport, sont en effet les mêmes qui, jusqu’à présent, n’ont pas éprouvé la moindre gêne à commettre ou à couvrir les méfaits et les monstrueuses erreurs du pouvoir, dont même le cynique Censor aurait honte, s’il existait. L’inexistence de Censor, si manifeste pour quiconque aurait su lire avec un grain de sel ce que j’ai écrit, mais que personne n’a envisagée pendant si longtemps, prouve donc définitivement l’inexistence du personnel politique, aussi bien que des intellectuels bourgeois et bureaucratiques d’Italie. Que la majorité de nos journalistes ne sache pas écrire, on le savait ; maintenant on sait qu’ils ne savent même pas lire.
Aucun événement contemporain n’a montré un peuple aussi stupide ; et puisqu’il n’est pas possible que les Italiens le soient à ce point, voilà la meilleure preuve de ce que ce sont d’autres qui parlent à leur place : et le prolétariat italien doit donc prendre directement en mains ses affaires, pour ne pas laisser un instant de plus le monopole de son gouvernement et de sa parole à des imbéciles d’une si épouvantable incompétence.
4. Je tiens à faire observer que je ne me suis pas abaissé à tromper subtilement le public « qualifié » auquel j’ai envoyé le Véridique Rapport : n’importe quelle personne d’une moyenne culture aurait tout de suite relevé avec une grande facilité que, par exemple, la lettre attribuée à Louis XVIII est en fait un très célèbre faux littéraire de Paul-Louis Courier ; que celle attribuée à un diplomate russe est un passage très reconnaissable d’une œuvre fort connue de Nietzsche ; qu’abondent de longs détournements de Tocqueville, et qu’une page entière est reprise de La Véritable Scission dans l’Internationale (Paris, 1972, Éditions Champ Libre) ; et mille autres évidentes désinvoltures. La dernière phrase du Véridique Rapport, à elle seule, est une énormité proprement swiftienne. Et pourtant personne n’a remarqué tout cela, pour en tirer la seule conclusion possible.
5. Si quelque chose pouvait consoler les intellectuels et les politiciens italiens d’avoir à ce point fait la preuve de leur incompétence, ce serait de considérer que, dans ce cas, leur police les vaut bien. Quelque temps avant de donner à imprimer le Véridique Rapport, je sortais tout juste de prison, où l’on m’avait jeté, en mars 1975, sous l’extravagante imputation de détention de stocks d’armes de guerre, stocks dont la fantomatique existence n’a du reste jamais été approchée au delà de l’énoncé pleinement fantaisiste de cette accusation. Cet acte d’arbitraire avait au moins permis d’opérer quatre perquisitions successives dans deux de mes domiciles ; et les policiers qui s’en chargèrent n’ont pourtant rien relevé de notable dans le manuscrit, quasiment achevé, de mon pamphlet, qu’ils lisaient avec une indiscrète stupidité. À ce moment, une directive du Ministère de l’Intérieur orchestrait une campagne de calomnies dans la presque totalité de la presse, jusqu’aux staliniens et leurs imitateurs gauchistes, présentant l’Internationale situationniste comme la force occulte, à la fois anarchiste et fasciste, qui organisait le terrorisme dans toute l’Italie.
Je m’honore d’avoir appartenu à l’Internationale situationniste qui, par des moyens tout autres, a déchaîné dans le monde une subversion plus authentique et plus vaste. Mais il se trouve que l’I.S. s’est dissoute en 1972, du fait même du succès de son opération historique, accomplissant au juste moment ce qu’elle avait promis : « Nous allons nous dissoudre dans la population. » (I.S. n° 7, avril 1962.) J’ai d’ailleurs contresigné l’acte de cette dissolution avec Guy Debord, l’auteur bien connu de La Société du Spectacle, en avril 1972 (cf. La Véritable Scission dans l’Internationale). Il est donc parfaitement vain de monter de telles machinations policières, quand elles ont toute une période historique de retard ! Si l’on tient absolument à trouver aujourd’hui la critique situationniste en œuvre, c’est surtout dans les usines révolutionnaires du Portugal qu’il faut la chercher.
« QUE DIT de si intéressant ce mystérieux Censor ? … “Cette société nous convient parce qu’elle est là, et nous voulons la maintenir pour maintenir notre pouvoir sur elle.” Quelle société est celle de Censor ? C’est la société capitaliste qui s’étend de San Francisco à Vladivostok, la société dans laquelle les détenteurs ou les contrôleurs du capital réussissent à faire travailler les masses par la force ou par une “incomparable puissance d’illusion”… La partie finale du pamphlet est d’un absolu cynisme aristocratique. »
— Il Giorno, 31 août 1975.
— Il Giorno, 31 août 1975.
« La vie et les expériences de Censor sont intimement liées à celles du capitalisme le plus éclairé de notre pays. » — Panorama, 11 septembre 1975.
« Et arrivé là on se demande qui peut bien être ce Censor si introduit dans le secret des choses… C’est ainsi que ce qu’on lit plus loin à propos de l’automne chaud, de la stratégie de la tension, des bombes et du massacre de la Piazza Fontana, ne peut que laisser interdit, vu l’autorité que l’anonyme s’est déjà acquise quand il aborde ce point, mais aussi à cause de la gravité de ses affirmations… Jusqu’à présent la thèse du “massacre d’État” n’avait été soutenue que par des groupes d’ultra-gauche ; le parti communiste italien lui-même, officiellement, est bien tiède à la faire sienne. Mais il est stupéfiant qu’elle soit publiquement avalisée maintenant par un conservateur convaincu, dont l’unique souci est celui de sauver le capitalisme en Italie. »
— Il Resto del Carlino, 11 septembre 1975.
— Il Resto del Carlino, 11 septembre 1975.
« Un petit volume à tirage limité théorise les motifs pour lesquels le grand capital national recherche l’entente avec le P.C.I… Qui l’a écrit, cela n’a pas grande importance, mais par contre le livre en a une, du seul fait qu’il reflète les idées de ces Italiens qui croient, par le compromis historique, sauver la bourgeoisie et eux-mêmes. »
— Il Borghese, 15 septembre 1975.
— Il Borghese, 15 septembre 1975.
« Un réel et authentique manifeste de la droite politique et économique italienne… Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il s’agit du plus cynique diagnostic politico-économique qui ait jamais été fait en Italie… Certes, observe Censor, certains demandent à propos de cette production d’aujourd’hui : “Faut-il aussi l’aimer ?” … Le problème n’a même pas de sens. Car le capitalisme n’aime évidemment pas la production, mais tout simplement la plus-value qu’il en retire. »
— Europeo, 18 septembre 1975.
— Europeo, 18 septembre 1975.
« Un nouvel anonyme est apparu sur la scène de notre littérature politique : il se cache sous le pseudonyme de “Censor”, mais il ne cache pas ses idées conservatrices… regarde d’un œil bienveillant les communistes et le compromis historique. »
— Corriere d’Informazione, 19 septembre 1975.
— Corriere d’Informazione, 19 septembre 1975.
« Et voici où se manifesterait l’anti-conformisme de Censor. Au lieu de redouter l’entente avec les forces communistes, les bourgeois avisés doivent s’allier avec le P.C.I. afin d’en utiliser l’incomparable “puissance d’illusion” vis-à-vis des travailleurs, pour le soutien de la domination traditionnelle de la bourgeoisie marchande. La vraie menace contre les équilibres actuels ne venant pas du parti communiste, mais de la possibilité révolutionnaire d’une rébellion générale des masses contre leur condamnation au travail salarié… Une vision mystique du pouvoir, au reste, semble être la lumière qui guide la pensée de Censor… La clé psychanalytique peut sans doute fournir l’interprétation la plus heureuse du ressort qui a provoqué ce “véridique rapport” : on pourrait parler de complexe du protagoniste… »
— Corriere della Sera, 27 septembre 1975.
— Corriere della Sera, 27 septembre 1975.
« Le dernier écrivain anonyme à succès se nomme Censor… incapable de se défendre, la bourgeoisie doit conclure une alliance avec le P.C.I. pour sauver le système capitaliste. Mais si elle ne le fait pas tout de suite l’orgie révolutionnaire des prolétaires balaiera les structures éprouvantes de cette société. »
— L’Espresso, 5 octobre 1975.
— L’Espresso, 5 octobre 1975.
« On peut ne pas partager la conception élitiste et le cynisme aristocratique qui sont nés, chez Censor, de sa longue familiarité avec Machiavel, Alfieri, Clausewitz, et tant de catégories conceptuelles de la littérature classique. On peut estimer pour le moins singulier un discours entièrement énoncé du point de vue de ceux qui ont le pouvoir réel et le problème de le répartir le moins possible… Et pourtant c’est une bonne chose, dans tous les sens, que Censor ait reproposé un déchiffrement idéologique de droite, une théorie de la restauration par les réformes et les suppressions à coups d’épée. »
— Europa-Domani, 15 octobre 1975.
— Europa-Domani, 15 octobre 1975.
« C’est en somme une construction parfaite, d’une très grande valeur littéraire par son style qui, tout en restant impeccablement soutenu, ne manque pas d’être toujours aimable, c’est-à-dire accessible… faisant aussi justice des interrogations qui figurent sur la bande de l’éditeur, où l’on défie de deviner qui est Censor : “Un conservateur éclairé ? Un réactionnaire cynique ? Un tenant de la gauche déguisé ?” Ce sont des questions qui stimulent la curiosité des lecteurs, mais on peut tranquillement les repousser, ne laissant sauve que la première, et seulement en partie… dans le sens que les lumières chez lui prévalent de beaucoup sur son éventuelle préférence pour la conservation. Ses concepts sont dialectiques, ses recommandations sont tournées vers le dynamisme… et même je trouve que ses constantes et précises références culturelles sont le témoignage d’un esprit de progrès, justement dans la mesure où la culture est progrès, sans adjectifs.
— La Stampa, 31 octobre 1975.
— La Stampa, 31 octobre 1975.
« Paru à peu d’exemplaires au mois d’août, le Rapport cynique et raffiné suscita un tourbillon d’interprétations… Est-ce un homme de droite ou de gauche ? Que souhaite-t-il vraiment ? … Si quelqu’un avait consciemment cherché à créer un semblable succès, et s’il y était parvenu, il serait un génie. »
— Epoca, 15 novembre 1975.
— Epoca, 15 novembre 1975.
« Censor… si politique qu’il fait penser à un “grand commis” du parti communiste… cela a tout l’air d’être une subtile opération du P.C.I. »
— Il Giornale, 26 novembre 1975.
— Il Giornale, 26 novembre 1975.
GIANFRANCO SANGUINETTI, Italien, auteur d’un Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, dont les Éditions Champ Libre ont publié le 8 janvier la traduction, se présentant le 11 février à la frontière française, a été refoulé en application d’une décision dite de « refus de séjour », prise le 21 juillet 1971 par le Ministre de l’Intérieur Marcellin. On sait que cette sorte de manifestation administrative de la raison d’État, n’ayant besoin d’aucune sanction judiciaire, est également sans recours, et donc vaut perpétuellement. Que des régimes de l’Europe veuillent bien changer un peu dans la continuité, voilà ce qui reste naturellement sans effet pour des gens qui les contestent tous également.
Nous avons modestement conscience du fait qu’il n’est que juste de recourir à la publicité pour mettre sous les yeux du lecteur, à tout instant occupé de tant d’autres informations si pertinentes et si brûlantes, d’un intérêt si constamment universel, et qui toutes le touchent de si près, un simple phénomène particulier qui n’intéresse que quelques personnes privées.
Nous n’avons pas, en effet, l’outrecuidance d’insinuer que la critique du capitalisme pourrait concerner dans leur ensemble nos contemporains, leurs travaux et leurs subsistances, leurs idées et leurs plaisirs. Même comme sujet de discussions savantes réservées à un petit nombre d’experts, nous n’ignorons certes pas que la justesse de ce concept a été longuement controversée ; et qu’enfin le capitalisme, en tant qu’hypothèse, n’est plus tellement contemporain : car la Pensée de Vincennes a récemment bondi bien au delà, quand les mieux recyclés de ses professeurs ont décidé la dissolution de l’histoire et, ce qui est pour eux plus riche de conséquences, l’interdiction du critère de vérité dans le discours.
D’ailleurs, nous ne sommes pas trop assurés qu’il existe quelque part une entité géographique, et dans une faible mesure économique, appelée Italie. Et à ce dernier sens les éminents responsables du Marché Commun, alors même que le principe de la libre circulation des marchandises est autrement leur affaire que celui de la libre circulation des personnes, ont bien d’autres raisons d’en douter.
L’existence effective de Gianfranco Sanguinetti lui-même est au plus haut point discutable, soit en tant que personnalité éventuelle d’un samizdat occidental, soit comme cible de quelque Goulag libéral-avancé. Si nous nous permettions d’affirmer positivement la réalité de son existence, de ses écrits ou de diverses anodines persécutions policières qui en découlent, en nous fondant uniquement sur l’ampleur d’une rumeur publique demeurée, elle aussi, au delà de nos frontières, on pourrait certainement nous rétorquer que personne ici n’en a jamais entendu parler ; et nous sentons tout le poids d’une telle objection.
Nous dirons aussi franchement que nous connaissons nombre de personnes estimables, ou même travaillant dans la presse d’information ou dans la distribution des livres, et qui ne cachent pas qu’elles ont été amenées à conclure que les Éditions Champ Libre n’existaient pas non plus ; et pour notre part nous ne prétendons pas avoir la hardiesse de trancher une question si obscure, contre l’honnête conviction de tant d’hommes compétents, en nous appuyant seulement sur nos désirs contingents et nos intérêts bornés.
Après tout cela, nous ne nous permettrons pas de laisser ouverte cette question de savoir si le monde où nous sommes, et dont vous lisez chaque jour les toutes dernières informations, existe vraiment ? Nous sommes en mesure d’assurer qu’il existe encore pour le moment.
« Tu as très justement reconnu mon style dans le communiqué sur la dernière aventure frontalière de Sanguinetti, et parfois ailleurs […] » — GUY DEBORD, lettre à Jaime Semprun, 26 décembre 1976.
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