EN HOLLANDE AUSSI, dans une région parmi les moins pauvres, les plus modérées, les plus « démocratisées » de ce globe empoisonné, où l’on peut se réunir pour critiquer la qualité de l’héroïne ; et où ces mêmes marteaux-piqueurs qui ont chassé les habitants sont par la suite exposés, avec les graffiti qui les dénoncent, dans le métro de la cité, comme une œuvre d’art — ici aussi s’accroît le goût de suivre les excellents exemples de nos camarades italiens, « leur absentéisme, leurs grèves sauvages que n’apaise aucune concession particulière, leur lucide refus du travail, leur mépris de la loi et de tous les partis étatistes » (Guy Debord, Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle »). Aussi est-ce partout que les conditions qui nous rendent la vie impossible nous forcent à la lutte — la seule qui vaut encore la peine d’y investir ses talents, et où les possibilités de les déployer sont infinies. Or, si l’on veut mener à bonne fin cette lutte, il faut connaître les armes de l’ennemi, et leur emploi, afin de les retourner contre lui ou, pour le moins, de les réduire à l’impuissance.
Les commentateurs hollandais ne sont pas plus innocents que leurs collègues d’Italie, mais tout aussi indifférents envers la vérité. Et il va de soi que, chez nous aussi, politiciens et syndicalistes mentent tous exactement dans la même mesure où les industriels font des profits en vendant, par exemple, de la chaux pour de l’insecticide, et de l’insecticide pour de la nourriture ; car, çà et là, la vérité leur sert aussi peu. Personne, d’ailleurs, ne saurait encore la distinguer, à l’exception des camarades qui pensent à partir d’une perspective prolétarienne, et qui n’ont rien à y perdre et tout à gagner. C’est pour eux, après tout, que j’ai traduit ce livre.
Et pour contenter plus encore ces camarades, pour donner toute la clarté qui leur convient aux thèses qui sont défendues là avec tant de verve, mais pas toujours avec autant de précision, on a eu l’intention de les faire précéder de la Préface susmentionnée de Debord, traduite par Jaap Kloosterman. Parfois le livre de Sanguinetti suscite l’impression que l’auteur a quelque peu besoin de se persuader du bien-fondé de ses propres thèses ; ce dont ne souffre aucunement l’auteur de La Société du Spectacle. Comme il y a un assez grand nombre de concordances entre les deux écrits, du choix des exemples historiques jusqu’à certains détails de style — d’où l’on pourrait conclure à une collaboration étroite1 —, les pages de la Préface qui traitent du même aspect de la lutte des classes, sur le même terrain et à la même époque, paraissent à la lecture un résumé du Terrorisme ; mais le même désordre y est analysé avec plus de méthode, et une rigueur dont manque l’exposé de Sanguinetti. La Préface manque par contre, et c’est très bien, des schémas pénibles et abstraits dans lesquels Sanguinetti croit devoir et pouvoir classer tout le terrorisme. Se serait-il borné à parler des manœuvres des Brigades rouges en général, et de l’exécution de Moro en particulier, « Gianfranco Sanguinetti aurait mis Du Terrorisme et de l’État à l’abri de toute critique (…) parler de la B.R. comme d’un appendice des services secrets italiens paraît en effet on ne peut plus fondé », comme l’a noté un camarade de Paris2. Sans se soucier de l’histoire, Sanguinetti bannit ces nombreuses formes du terrorisme qui, dans notre seul siècle, ont été et sont employées, pas seulement par l’État, ou par la Mafia, mais par les ennemis les plus implacables de l’État et de l’économie politique, tant offensivement que défensivement, comme une arme dans la lutte3. En n’impliquant dans sa critique que le terrorisme d’État (l’E.T.A. et l’I.R.A. veulent bien conquérir l’État, les B.R. et le G.R.A.P.O. sont là pour le défendre), et en présentant cela, en même temps, comme une critique générale, Sanguinetti, tout au début du dixième chapitre de son Remède à tout, montre sous un jour défavorable toute lutte armée ; et en y apportant plus loin quelques nuances, il ne fait que se contredire et démontre involontairement que son schéma est défectueux. « Ce schéma ne peut être imputé vaguement à une erreur de jugement. Il trouve sa vérité dans l’attentisme actif (“je me considérerais comme peu pratique…”) érigé par Sanguinetti en non plus ultra de l’attitude révolutionnaire pour qui ne fait pas partie de ces “mauvais ouvriers” auxquels l’ouvrage est dédié » (Rien qu’un pion). Et l’auteur d’exiger hautement le premier rôle comme le « spécialiste » de la dénonciation du terrorisme de l’État italien, aujourd’hui et demain.
Or voilà qu’il s’avère que, déjà; il n’était plus à la hauteur de cette prétention avant même de l’avoir formulée — car c’est ce qui ressort d’une lettre adressée par guy Debord le 23 février 1981, à Jaap Kloosterman*: « Après la fin de nos liens organisationnels en 1972, j’ai maintenu pendant plusieurs années avec Gianfranco une assez étroite collaboration dans plusieurs entreprises, et de très bonnes relations personnelles. Mais tout cela est fini. Au moment où Moro venait tout juste d’être enlevé, j’ai écrit à Gianfranco en lui exposant la vérité de toute cette affaire, en lui conseillant de la révéler tout de suite et, en même temps, de passer à la clandestinité, puisqu’il était en grand péril de toute façon, car l’ennemi savait que lui, ayant écrit Censor, était probablement le seul en Italie qui pouvait éventuellement révéler cette vérité sur le moment même, c’est-à-dire quand l’ennemi ne voulait absolument pas courir ce risque, quand Moro était encore vivant, etc. (une fois l’affaire terminée, presque oubliée, et d’autres spectacles couvrant la scène, révéler ce qui s’est passé n’est plus qu’exprimer “une opinion”, quoique certes encore une opinion dangereuse). Gianfranco, pour des raisons qui me sont restées très obscures, m’a répondu alors que ma thèse — celle qu’il a reprise par la suite — était brillante et ingénieuse mais qu’il croyait, lui, que c’étaient de vrais gauchistes qui détenaient à ce moment Moro. C’était pourtant une croyance qu’aucun esprit un peu raisonnable, et très au courant de la situation italienne jusqu’à la veille, ne pouvait entretenir. » C’était même une croyance que ne pouvait entretenir aucun Hollandais averti par Censor et ayant l’occasion de lire quelques journaux étrangers.
Cependant, l’auteur de Censor, lui qui nous dit que, le 16 mars 1978, il « n’a pas pu s’empêcher de penser » que l’enlèvement de Moro était l’œuvre des services secrets italiens, ne se laissait empêcher par personne de choisir par la suite de rejeter cette idée — et une fois de plus, le spectacle a obtenu son effet et a réussi à cacher la vérité aussi longtemps qu’il le fallait. Le spectacle n’est pas seulement effectif lorsqu’il cache un secret, et lorsqu’on y croit ; il l’est encore lorsqu’il est considéré comme une énigme à résoudre, lorsqu’on ne sait pas le combattre. Au moment de l’enlèvement de Moro, Sanguinetti a manqué l’occasion d’intervenir. Et, à son tour, le fait de tenir cachée son erreur a déterminé toute son action ultérieure. C’est sans doute sa mauvaise conscience qui lui a dicté cette promesse : « Tant que votre État existera, et que je serai vivant, je ne me lasserai jamais de dénoncer le terrorisme de vos services parallèles, et cela coûte que coûte », mais post festum.
Ce n’est certainement pas en gardant de tels secrets que l’on obtiendra cette position de supériorité fondamentale à partir de laquelle on « peut attaquer et combattre avec succès toutes les forces de l’inconscience », pour les vaincre. Et ce n’est pas non plus en passant sous silence que quelqu’un d’autre avait tout su, et si bien, que l’on pourra empêcher la révélation d’une vérité dont on a honte. Mais quelle cruelle ironie, que cela soit arrivé par le fait que des camarades hollandais ont voulu ajouter la Préface 4, cette Préface que Sanguinetti n’a jamais évoquée jusqu’ici, même pas dans l’édition française de 1980 dont je me suis servie, et qui a connu depuis une réimpression inaltérée ! Cette manœuvre singulière est d’ailleurs éclairée dans une lettre du 12 septembre 1980 de Gérard Lebovici (Éditions Champ Libre) , au sujet d’une autre traduction française du Terrorisme qui lui fut soumise en vue d’une réédition5, lettre dont Sanguinetti a reçu la copie :
« Quand à l’éventualité d’une republication maintenant par Champ Libre, le fait, par ailleurs réconfortant, que ce texte rencontre un certain succès à la vente, comme vous me l’écrivez, n’a pas ici d’importance. Les Éditions Champ Libre sont entièrement indifférentes à toutes considérations d’ordre économique, qu’il s’agisse de gains ou de pertes. Et c’est bien heureux, étant donné l’état actuel de la diffusion concentrée des livres, de la servitude des journaux, de l’indigence des libraires, du boycott tenté de tous les côtés, etc. (…)
« J’avais d’ailleurs eu connaissance, antérieurement, du manuscrit complet de Remède à tout. La partie qui en fut extraite par l’auteur, et que vous avez traduite, est sans conteste la plus intéressante. Je reconnais que Gianfranco Sanguinetti mérite l’estime pour le courage solitaire dont il a fait preuve, en affirmant en Italie une vérité que tant de forces veulent occulter par tous les moyens. Et je suis content que sa parole soulève bien des échos en France et dans bien d’autres pays, dès aujourd’hui et dans l’avenir.
« Mais j’ai publié, en janvier 1976, la première édition étrangère du Véridique Rapport, livre excellent et exemplaire ; naturellement, je ne pouvais envisager de publier, du même auteur, un livre moins fort et moins bon.
« Sanguinetti traite “de la théorie et de la pratique du terrorisme pour la première fois développées” en ajoutant nettement que cet écrit permettra de les “lire ici immédiatement, et seulement ici”. Il me semble que la fermeté de Gianfranco Sanguinetti en ce moment n’autorise pas tout à fait un ton aussi glorieux sur cet aspect de la question. J’ai moi-même édité, dès février 19796, un petit livre où quelqu’un d’autre disait déjà toute la vérité que Sanguinetti allait publier en avril de la même année (opuscule qui lui fut immédiatement communiqué, et dont une traduction a paru en Italie dès le mois de mai). De plus, je détiens les photocopies d’une correspondance échangée, au moment même où Moro était détenu, mais encore vivant, entre Sanguinetti et un de ses correspondants étrangers. Ce correspondant le mettait en garde, en lui exposant toute la vérité de l’affaire, et en lui conseillant de la révéler au plus tôt. Sanguinetti répondait, à ce moment-là, en se déclarant résolument sceptique quant à cette version des faits ; ou seulement en faisant semblant de l’être, pour des raisons qui me sont restées obscures. Quand on a perdu des mois avant de vouloir admettre l’évidence il y a quelque chose de malvenu à insister sur son originalité avant-gardiste.
« Je trouve donc que, du point de vue des Éditions Champ Libre, les utiles vérités contenues dans Du Terrorisme et de l’État manquent un peu de fraîcheur. »
On aurait pu reprendre tout simplement cette excellente position, s’il y avait eu ici aussi le Véridique Rapport, deux traductions du Terrorisme, et tant d’autres livres que Champ Libre a pu et voulu publier, bref, si, sous cet aspect, les conditions d’ici n’étaient pas si différentes de celles de la France. Les arguments valables et les utiles vérités recueillies dans le Terrorisme à propose des machinations auxquelles recourt l’État italien, du degré de sa décadence et de ce qui y a mené, étaient, chez nous, à peu près inconnus jusqu’ici.
On ne peut que se féliciter de ce qu’ils soient désormais accessibles à tous ceux qui lisent le hollandais ; et en outre, de ce que, grâce à cette postface, ce ne sont pas seulement les secrets de l’État qui sont révélés, mais aussi le secret de leur révélation.
ELS VAN DAELE
Copie à Gianfranco Sanguinetti, Guy Debord, Gérard Lebovici, Jaap Kloosterman, Jean-François Martos. Rappelons que les deux auteurs ont signé ensemble le principal texte de La Véritable Scission, et que Debord a traduit le Rapporto veridico de Censor.
Ainsi, en Espagne, à part l’E.T.A. et le G.R.A.P.O. (qui y remplit exactement la même fonction que les B.R. en Italie), on a vu à l’œuvre plusieurs groupes libertaires autonomes qui ne s’adaptent nullement aux catégories indiquées dans le schéma du terrorisme de Sanguinetti, mais qui ont tout de même dynamité des voies ferrées et assailli des entreprises et des banques. Ces groupes ont toutefois compris leurs actions dans le cadre théorique beaucoup plus fécond de la lutte armée du prolétariat : ils ont entrepris leurs opérations comme une partie, et à l’appui, des mouvements de grève offensifs des travailleurs espagnols, qui ont marqué surtout les années 1976-1978. Et ce sont ces groupes qui, en général, ont pris les positions les plus avancées : « Il ne faut pas oublier que la majeure partie du mouvement ouvrier méprise toujours la théorie, la considérant comme étant un travail d’intellectuels. Par contre, nous, nous méprisons les “intellectuels” qui n’ont pas la passion de mettre en pratique le mode d’emploi de la théorie révolutionnaire, mais jamais celle-ci, dont nous nous servons, y compris contre eux-mêmes. C’est ce que nous appelons une expropriation théorique. » Voir Appels de la prison de Ségovie, Paris, Champ Libre, novembre 1980. Le dernier gouvernement espagnol précédant la prise de pouvoir militaire de janvier 1981 s’est vu forcé, avant de rendre le dernier soupir, de libérer les plus coupables de ces camarades, qui étaient tous en prison.
La Préface de Debord paraîtra en hollandais, précédée du scénario d’In girum imus nocte et consumimur igni.
"Il y a deux traductions françaises du Terrorismo : l’une, celle dont je me suis servie, de Jean-François Martos, l’autre parue à Grenoble et que je n’ai jamais vue. Je n’ai eu sous les yeux la lettre de Lebovici qu’il y a quelques semaines. Donc plus tôt qu’avril, date de l’impressum."
Guy Debord
« Je ne peux en aucun cas accepter que ma Préface paraisse, réunie dans un même livre, avec le Terrorisme de Gianfranco. Je pense que c’est une très bonne chose de publier le Terrorisme, qui est exactement vrai sur la question centrale qu’il traite, et plein de très valables arguments à ce propos. Il est pourtant aussi extrêmement déficient théoriquement, et sur le ton de la prétention la plus désagréable, quand il a l’outrecuidance de vouloir traiter, et réduire dans un schéma ridicule, la question d’ensemble, historique et stratégique, de la lutte armée en général, et même le cas particulier de tout le terrorisme, comme il a pu exister sous tant de formes si diverses à travers l’histoire.
Mon refus du mélange des deux textes est d’ailleurs fondé sur des raisons beaucoup plus graves. Après la fin de nos liens organisationnels en 1972, j’ai maintenu pendant plusieurs années avec Gianfranco une assez étroite collaboration dans plusieurs entreprises, et de très bonnes relations personnelles. Mais tout cela est fini. Au moment où Moro venait tout juste d’être enlevé, j’ai écrit à Gianfranco en lui exposant la vérité de toute cette affaire, en lui conseillant de la révéler tout de suite et, en même temps, de passer à la clandestinité, puisqu’il était en grand péril de toute façon, car l’ennemi savait que lui, ayant écrit Censor, était probablement le seul en Italie qui pouvait éventuellement révéler cette vérité sur le moment même, c’est-à-dire quand l’ennemi ne voulait absolument pas courir ce risque, quand Moro était encore vivant, etc. (une fois l’affaire terminée, presque oubliée, et d’autres spectacles couvrant la scène, révéler ce qui s’est passé n’est plus qu’exprimer “une opinion”, quoique certes encore une opinion dangereuse). Gianfranco, pour des raisons qui me sont restées très obscures, m’a répondu alors que ma thèse — celle qu’il a reprise par la suite — était brillante et ingénieuse mais qu’il croyait, lui, que c’étaient de vrais gauchistes qui détenaient à ce moment Moro. C’était pourtant une croyance qu’aucun esprit un peu raisonnable, et très au courant de la situation italienne jusqu’à la veille, ne pouvait entretenir.
J’ai demandé à Floriana [Lebovici] de t’envoyer, à ce propos, la photocopie d’une assez récente lettre de Gérard Lebovici aux premiers éditeurs français du Terrorisme, document qui paraîtra dans le Volume II de la Correspondance.
Mon refus du mélange des deux textes est d’ailleurs fondé sur des raisons beaucoup plus graves. Après la fin de nos liens organisationnels en 1972, j’ai maintenu pendant plusieurs années avec Gianfranco une assez étroite collaboration dans plusieurs entreprises, et de très bonnes relations personnelles. Mais tout cela est fini. Au moment où Moro venait tout juste d’être enlevé, j’ai écrit à Gianfranco en lui exposant la vérité de toute cette affaire, en lui conseillant de la révéler tout de suite et, en même temps, de passer à la clandestinité, puisqu’il était en grand péril de toute façon, car l’ennemi savait que lui, ayant écrit Censor, était probablement le seul en Italie qui pouvait éventuellement révéler cette vérité sur le moment même, c’est-à-dire quand l’ennemi ne voulait absolument pas courir ce risque, quand Moro était encore vivant, etc. (une fois l’affaire terminée, presque oubliée, et d’autres spectacles couvrant la scène, révéler ce qui s’est passé n’est plus qu’exprimer “une opinion”, quoique certes encore une opinion dangereuse). Gianfranco, pour des raisons qui me sont restées très obscures, m’a répondu alors que ma thèse — celle qu’il a reprise par la suite — était brillante et ingénieuse mais qu’il croyait, lui, que c’étaient de vrais gauchistes qui détenaient à ce moment Moro. C’était pourtant une croyance qu’aucun esprit un peu raisonnable, et très au courant de la situation italienne jusqu’à la veille, ne pouvait entretenir.
J’ai demandé à Floriana [Lebovici] de t’envoyer, à ce propos, la photocopie d’une assez récente lettre de Gérard Lebovici aux premiers éditeurs français du Terrorisme, document qui paraîtra dans le Volume II de la Correspondance.
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti
LA « BRIGADE ROUGE » a fait des progrès constants depuis la bombe de Milan, dans l’inflation des enjeux — Moro n’est plus que Calabrese — mais non dans les méthodes : ils ont toujours su tuer efficacement, et l’exploitation des coups souffre encore de la même mise en scène pauvre, illogique, pleine d’hésitations et de contradictions.Le 21 avril 1978
Des gauchistes, aussi stupides que puissent être leurs intentions et leur stratégie, n’auraient en aucun cas pu opérer par eux-mêmes de cette manière. D’abord, s’ils n’étaient pas couverts, ils auraient agi de façon à perdre moins de temps depuis l’enlèvement (car la possibilité qu’ils soient déjà infiltrés ou se trouvent un jour dénoncés à quelque niveau, celle aussi qu’ils fassent quelque bêtise, ou rencontrent quelque malchance, seraient évidemment apparues au moins à l’un d’entre eux). Ils auraient tout de suite, clairement et avec la plus pressante insistance, demandé quelque chose : soit la libération de prisonniers — comme dans le cas de Baader —, soit la diffusion de leur propagande, soit la révélation de certaines pratiques récentes de l’État démo-chrétien semi-stalinisé, à travers des aveux extorqués à Moro, ou tout simplement attribués à Moro. Mais ils sont naturellement indifférents au sort des quelques accusés de Turin ; ils n’ont aucune thèse discernable ; ils ne veulent pas compromettre le personnel de l’État, qui d’ailleurs n’a montré aucune crainte de ce côté-là.
Je suppose que l’intelligence du peuple italien, qui ne s’exprime pas dans les mass media, a en très grande partie compris tout cela. D’où les divers rebondissements des derniers jours. Moro serait « suicidé » pour donner mieux l’impression d’un style terroriste traduit de l’allemand (et alors son corps serait dans un lac qui peut-être contenait justement un autre corps, mais on corrige que ledit corps était ailleurs, car on a dû songer que la simple coïncidence serait étrange, et que les informations sur les incidents advenus dans les campagnes les plus reculées sont plus accessibles chez les carabiniers que chez les terroristes urbains). Dans le cinéma hollywoodien, on dit : « Coupez : On refait la scène. Elle manquait de naturel. » Alors Moro n’est plus suicidé, et on veut maintenant l’échanger dans un court délai. Etc.
L’affaire est évidemment conduite par des ennemis du compromis historique, mais non des ennemis révolutionnaires. Les gauchistes sont ordinairement si naïfs, même en Italie, qu’ils tombent assez volontiers en ces occasions dans des discussions pleinement théologiques sur les problèmes de la violence révolutionnaire, comme cet enfant de chœur à qui son esthétisme passéiste de « l’attentat anarchiste » avait fait croire autrefois qu’Oswald avait abattu Kennedy. C’est donc une discussion à peu près sur le modèle : « Si Dieu existait, aurait-il enlevé Moro ? » Mais ne devrait-on pas dire plutôt : « Peut-être que Censor existe, et qu’il a changé de politique ? »
Les staliniens savent évidemment qui dirige ce coup contre eux. Le fond fragile de leur politique, c’est que tous les démo-chrétiens sont officiellement leurs amis. Certains de leurs amis exercent cette pression contre d’autres de leurs amis. Les staliniens disent qu’il ne faut pas céder : et que peuvent-ils dire d’autre ? L’omertà régira ces rapports jusqu’à la fin. Mais que va donner effectivement cette pression, poussée à ce point ? Les choses qui sont dites ne sont que des signes chiffrés d’un affrontement qui se joue ailleurs. On a pris de grands risques pour démontrer que l’entrée des staliniens dans la majorité n’a pas ramené l’ordre, tout au contraire. Il ne faut pas oublier que si du point de vue de la révolution, et aussi du point de vue d’un certain capitalisme moderne à la Agnelli, la participation stalinienne ne change absolument pas la nature de la société de classes, il existe d’autres secteurs du capitalisme dont les intérêts, ou même les passions, sont complètement opposés au coût de ce changement, et en font ouvertement un casus belli.
Les staliniens sont cruellement embarrassés (l’euro-communisme a déjà échoué, en France comme en Espagne). Mais si le public d’aujourd’hui est étonné par de telles énormités, les chefs staliniens, et quelques autres vieux antifascistes, ont vu tout cela, et mieux, dans une autre Espagne, au temps de leur jeunesse, quand on enlevait Andrès Nin. C’est là qu’ils ont appris à se taire. Et comme dans les Brigades Internationales ils défendaient la République espagnole en se taisant, ils défendent la République italienne. Et les Républiques qu’ils défendent ainsi ne durent pas longtemps.
Leur obligation de se taire sur divers crimes parce qu’ils se sont tus sur les précédents, cette donnée du problème qui est si bien connue de leurs ennemis et justifie tant d’audace, n’est pas seulement fondée sur leurs propres crimes staliniens d’une autre époque. Ils ont collaboré, par leur silence, au coup de 1969, dont tout le reste est sorti. Parce qu’on n’a pas cru savoir, puis su sans le savoir, puis su sans conclure, que l’État avait commencé le terrorisme à Milan (qui sollicite d’être invité à un bout de la table de l’État, malgré ses propres antécédents louches, ne dira pas à haute voix que les assiettes y sont sales), l’Italie politique est entrée dans cette apparente folie. Il n’y a pas eu publiquement d’« affaire Dreyfus », non parce que le scandale était moindre, mais parce qu’aucun parti n’a jamais exigé une conclusion vraie. Ainsi l’Italie, qui avait eu un « mai rampant » a aggravé sa maladie par une « affaire Dreyfus rentrée ».
Ceux qui ont décidé l’enlèvement de Moro n’ont peut-être pas justement calculé toutes les conséquences, et leur interaction ; mais ils les ont certainement pesées. Ils sont prêts à tout pour obtenir un changement maintenant, et ils sont maintenant objectivement contraints de l’obtenir. Celui qui a fait cela montre, du même coup, qu’il peut faire pire. Ce qui est en ce moment provoqué et terrorisé, c’est tout le camp du « compromis historique ». On voit déjà comment il réagit. Si la pression ne réussit pas très prochainement dans une sorte de douceur, un coup de force est obligatoirement programmé.
Les expérimentateurs qui opèrent en Italie, et commencent à en faire le laboratoire européen de la contre-révolution, sont habitués à une complicité générale de tous ceux qui ont la parole, complicité qui, poussée à ce point, donne au pays une fausse allure d’imbécillité générale. Mais on sait très bien qu’il y a eu une ou deux exceptions. J’ai connu un homme qui passait son temps parmi les « sfacciate donne fiorentine », et qui aimait s’encanailler avec tous les ivrognes des mauvais quartiers. Mais il comprenait tout ce qui se passait. Il l’a montré une fois. On sait qu’il pourrait encore le faire. Il est donc considéré aujourd’hui par certains comme l’homme le plus dangereux d’Italie. CAVALCANTI (Debord)
Champ Libre, Correspondance. Volume II. Éditions Champ Libre, Paris, novembre 1981]
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti
J’approuve tout à fait les projets de ta lettre du 15 août. Je remarque cependant qu’ils sont en parfaite contradiction, sans le moindre essai d’explication, avec les thèses que tu soutenais malencontreusement dans ta lettre du 1er juin. J’aimerais donc savoir la raison qui motivait ces analyses, si étranges, d’un moment :Le 29 août 1978Cher ami,
a) une pression directe des autorités ?Dans l’attente de lire une réponse sur ce remarquable problème,
b) une pression indirecte, de même origine, mais politiquement présentée par les insinuations du si suspect Doge ?
c) le pur plaisir de contredire Cavalcanti, activité à laquelle tu ne t’es que trop souvent adonné, au détriment d’activités meilleures ?
P.S. J’ai bien reçu les livres. Merci. J’aimerais avoir l’édition-pirate de 1977 du Spectacle.CAVALCANTI (Debord)
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