Sur l'accélération de l'accélération du temps social.
Il serait aujourd’hui difficile de trouver quelqu’un qui n’ait pas l’impression que le temps lui manque et que les choses qu’il veut ou doit faire sont trop nombreuses. Il serait également difficile de trouver quelqu’un qui ne considère pas cette sensation omniprésente comme un phénomène typique de notre époque et qui ne la rattache pas à l’« accélération » permanente de tous les facteurs de la vie, notamment à l’accélération des communications, des transports, des modes de production et des façons de vivre. Pourtant, l’accélération, parce qu’elle permet d’accomplir plus de tâches en moins de temps, devrait en principe libérer des ressources de temps supplémentaires pour les individus. Chacun sait qu’il n’en est rien. Un e-mail va beaucoup plus vite qu’une lettre classique, mais on écrit aujourd’hui tellement plus d’e-mails qu’auparavant de lettres que le temps consacré à la correspondance a fini par augmenter considérablement. Comment expliquer ce paradoxe ? Cette question, évidente et pourtant rarement posée, constitue le point de départ du livre de Hartmut Rosa. Il ne s’agit pas avec celui-ci d’une simple apologie de la lenteur, genre depuis peu à la mode, ni d’un manuel de « gestion optimale » de notre « budget-temps », mais d’une œuvre de sociologie ambitieuse qui s’inscrit dans la tradition de l’École de Francfort.
L’expression « École de Francfort » peut paraître peu adéquate pour désigner l’ensemble des théories
de Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse et des autres collaborateurs de l’Institut pour la recherche sociale, fondé dans les années 1920 à Francfort, fermé par les nazis et rétabli après la guerre. Peu adéquate parce que le refus des dogmes et des systèmes typiques des « écoles » était fondamental pour ces philosophes et sociologues allemands. Mais, finalement, « école » il y eut bien, comme en témoigne la succession de plusieurs « générations » de représentants de cette approche. Après les fondateurs disparus, le nom le plus connu de la génération suivante a été celui de Jürgen Habermas, puis celui de son élève Axel Honneth, théoricien de la « reconnaissance » 1. Avec Hartmut Rosa, élève de Honneth et actuellement professeur à l’université d’Iéna, nous en sommes à la quatrième génération de la « théorie critique », comme ses promoteurs la désignaient. Que reste-il, après bientôt un siècle, de son programme originaire, celui de penser la société capitaliste dans son ensemble ? Alors que la pensée postmoderne paraît être dans une mauvaise passe, la théorie critique semble, elle, revenir en force, y compris en France, où on lui a longtemps manifesté peu d’intérêt. En témoigne le fait que ce livre, ainsi qu’un autre de Honneth, ont paru aux éditions de La Découverte dans une collection appelée justement « Théorie critique ».
Le livre de Hartmut Rosa, assez volumineux, bien traduit, est le remaniement d’une thèse d’habilitation à l’enseignement. Il en porte les marques : beaucoup de considérations méthodologiques, de nombreuses références à la vaste littérature sociologique sur le sujet, quelques répétitions et quelques schémas, un langage précis mais souvent un peu lourd, et un souci constant de rester « équilibré » et « objectif » qui ne permet un peu d’élan et de passion que dans les dernières pages 2. Si les parties empiriques, empruntées à d’autres sources, ne sont pas originales 3, elles ont du moins l’intérêt de permettre aux lecteurs de comprendre que les problèmes d’organisation de leur temps au quotidien n’ont rien de « personnel », mais découlent de la structure de la vie actuelle 4. L’auteur consacre une bonne partie de chacun de ses chapitres à passer en revue une littérature déjà abondante sur chaque aspect de la question 5. Mais son ambition se situe ailleurs : il veut démontrer que, si l’état d’accélération permanente a été décrit par les pères fondateurs de la sociologie (Karl Marx, Max Weber, Émile Durkheim et plus particulièrement Georg Simmel), leurs successeurs ont ensuite traité cette accélération comme une dimension certes importante de chaque aspect de la vie, mais non pas pour autant comme un principe autonome, comme un élément capable de déterminer lui- même les autres sphères de la vie, de la production matérielle aux relations familiales, de la politique à la gestion de la vie individuelle, de la finance à l’écologie. Rosa entend ne pas se contenter d’analyser
l’accélération dans le temps, mais aussi l’accélération du temps dans la modernité, qui constitue une véritable transformation « des structures et des horizons temporels » (p.16). La force de son livre ne réside pas dans ses observations et ses analyses particulières, qui en général n’ont guère de quoi surprendre, mais dans la vigueur avec laquelle il affirme que l’accélération universelle a fini par s’imposer aux contenus et à la structure même des événements et des pratiques qui s’accélèrent. L’accélération continuelle, et sujette elle-même à accélération, n’est pas seulement le cadre dans lequel s’est déroulée la modernité « classique », mais explique elle-même largement les formes de cette modernité.
Le temps est, pour ainsi dire par définition, un facteur aussi objectif que subjectif, et sa gestion représente un point de jonction entre l’individuel et le collectif, entre la structure donnée et la possibilité d’agir (dans le jargon sociologique : entre le « système » et les « acteurs »). Les « acteurs » prennent à tout moment des décisions sur l’utilisation de leur temps, et pourtant le temps se présente à eux comme une fatalité qui leur impose ses lois. On sait que la conception du temps varie fortement selon la culture et l’époque ; il est également connu que la sensation selon laquelle le temps ne « suffit » jamais est typique de la modernité, et qu’elle s’est aggravée ces dernières décennies. Avec la modernité, plus il y a de temps « libre », plus augmente le sentiment de stress et d’urgence, parce que le nombre de choses à faire augmente plus rapidement encore. Mais l’accélération n’est pas seulement une contrainte que les sujets subissent : vivre plus vite, c’est aussi bien souvent ce qu’ils veulent. Anselm Jappe
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L’expression « École de Francfort » peut paraître peu adéquate pour désigner l’ensemble des théories
de Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse et des autres collaborateurs de l’Institut pour la recherche sociale, fondé dans les années 1920 à Francfort, fermé par les nazis et rétabli après la guerre. Peu adéquate parce que le refus des dogmes et des systèmes typiques des « écoles » était fondamental pour ces philosophes et sociologues allemands. Mais, finalement, « école » il y eut bien, comme en témoigne la succession de plusieurs « générations » de représentants de cette approche. Après les fondateurs disparus, le nom le plus connu de la génération suivante a été celui de Jürgen Habermas, puis celui de son élève Axel Honneth, théoricien de la « reconnaissance » 1. Avec Hartmut Rosa, élève de Honneth et actuellement professeur à l’université d’Iéna, nous en sommes à la quatrième génération de la « théorie critique », comme ses promoteurs la désignaient. Que reste-il, après bientôt un siècle, de son programme originaire, celui de penser la société capitaliste dans son ensemble ? Alors que la pensée postmoderne paraît être dans une mauvaise passe, la théorie critique semble, elle, revenir en force, y compris en France, où on lui a longtemps manifesté peu d’intérêt. En témoigne le fait que ce livre, ainsi qu’un autre de Honneth, ont paru aux éditions de La Découverte dans une collection appelée justement « Théorie critique ».
Le livre de Hartmut Rosa, assez volumineux, bien traduit, est le remaniement d’une thèse d’habilitation à l’enseignement. Il en porte les marques : beaucoup de considérations méthodologiques, de nombreuses références à la vaste littérature sociologique sur le sujet, quelques répétitions et quelques schémas, un langage précis mais souvent un peu lourd, et un souci constant de rester « équilibré » et « objectif » qui ne permet un peu d’élan et de passion que dans les dernières pages 2. Si les parties empiriques, empruntées à d’autres sources, ne sont pas originales 3, elles ont du moins l’intérêt de permettre aux lecteurs de comprendre que les problèmes d’organisation de leur temps au quotidien n’ont rien de « personnel », mais découlent de la structure de la vie actuelle 4. L’auteur consacre une bonne partie de chacun de ses chapitres à passer en revue une littérature déjà abondante sur chaque aspect de la question 5. Mais son ambition se situe ailleurs : il veut démontrer que, si l’état d’accélération permanente a été décrit par les pères fondateurs de la sociologie (Karl Marx, Max Weber, Émile Durkheim et plus particulièrement Georg Simmel), leurs successeurs ont ensuite traité cette accélération comme une dimension certes importante de chaque aspect de la vie, mais non pas pour autant comme un principe autonome, comme un élément capable de déterminer lui- même les autres sphères de la vie, de la production matérielle aux relations familiales, de la politique à la gestion de la vie individuelle, de la finance à l’écologie. Rosa entend ne pas se contenter d’analyser
l’accélération dans le temps, mais aussi l’accélération du temps dans la modernité, qui constitue une véritable transformation « des structures et des horizons temporels » (p.16). La force de son livre ne réside pas dans ses observations et ses analyses particulières, qui en général n’ont guère de quoi surprendre, mais dans la vigueur avec laquelle il affirme que l’accélération universelle a fini par s’imposer aux contenus et à la structure même des événements et des pratiques qui s’accélèrent. L’accélération continuelle, et sujette elle-même à accélération, n’est pas seulement le cadre dans lequel s’est déroulée la modernité « classique », mais explique elle-même largement les formes de cette modernité.
Le temps est, pour ainsi dire par définition, un facteur aussi objectif que subjectif, et sa gestion représente un point de jonction entre l’individuel et le collectif, entre la structure donnée et la possibilité d’agir (dans le jargon sociologique : entre le « système » et les « acteurs »). Les « acteurs » prennent à tout moment des décisions sur l’utilisation de leur temps, et pourtant le temps se présente à eux comme une fatalité qui leur impose ses lois. On sait que la conception du temps varie fortement selon la culture et l’époque ; il est également connu que la sensation selon laquelle le temps ne « suffit » jamais est typique de la modernité, et qu’elle s’est aggravée ces dernières décennies. Avec la modernité, plus il y a de temps « libre », plus augmente le sentiment de stress et d’urgence, parce que le nombre de choses à faire augmente plus rapidement encore. Mais l’accélération n’est pas seulement une contrainte que les sujets subissent : vivre plus vite, c’est aussi bien souvent ce qu’ils veulent. Anselm Jappe
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