mercredi 22 septembre 2010

HISTOIRE D'UNE REVUE : LE FLÉAU SOCIAL (France, 1972-1974)

LE MARIAGE DES SITUS ET DES PÉDÉS


La philosophie de l'Internationale Situationniste 1 a été celle d'un des groupes les plus dynamiques du mouvement homosexuel contemporain : le Groupe 5 du Front Homosexuel Révolutionnaire (F.H.A.R) qui y a puisé sa pensée et son langage pendant deux années, de 1972 à 1974, dates du premier et dernier numéro du Fléau social, sa revue, dont les textes théoriques furent rassemblés par son pratiquement seul auteur en 1977, Alain Fleig (aujourd'hui photographe et collectionneur), pour les éditions Stock sous le titre de Lutte de con, piège à classe.
Après un bref aperçu de ce que fut l'I. S., nous verrons quels ont pu être ses points communs d'avec le mouvement homosexuel. Ce passé composé marque une passion révolue mais nullement un abandon mutuel : le courant situationniste charrie encore sur le marché idéologique des pamphlets niant toute identité sexuelle. En revanche, les publications et la pensée homosexuelle se sont enrichies de ses formules publicitaires et de son esprit.

I - L'Internationale Situationniste

L' I. S. est issue de divers mouvements artistiques, avatars du surréalisme : les lettristes en littérature, cinéma et poésie et le Cobra en peinture, qui décidèrent de se conjuguer dans un engagement politique, social et culturel total, aux heures troubles de la quatrième république et de ses difficultés en Algérie (1958).
Elle doit son originalité étonnante et incisive à son opposition brillante aux systèmes politiques proposés. Ce fut l'une des premières à tirer les leçons du stalinisme. Elle tint à souligner non plus l'aspect économique de l'œuvre de Karl Marx mais son aspect social que l'on trouve surtout dans ses écrits de jeunesse suivant lesquels, on l'oublie trop, "le capitalisme est d'abord un rapport social". Suite au boom économique d'après-guerre, à l'extension du marché de la consommation, c'est l'aspect quotidien du social qui attirera leur attention :
"Le système capitaliste à l'usage des familles s'appelle parcimonie" et son organisation, celle du spectacle compris comme l'ensemble des médias réels ou idéologiques qui court-circuitent au profit du pouvoir les rapports inter-individuels d'une manière fantasmatique ou réelle.
L'urbanisme en est un modèle flagrant qui règle nos plus petits programmes vitaux tels notre circulation, notre habitation, nos loisirs. Ce sera le lieu privilégié de la "destruction situationniste du conditionnement (qui) est déjà en même temps, la construction des situations" :
"Programme élémentaire du bureau d'urbanisme unitaire" I. S. n° 16, août 1961.
      Cette conception de l'urbanisme unitaire est un des aspects d'une conscience de l'éclatement de milliers d'activités humaines séparées qui devraient être unifiées pour que le genre humain puisse atteindre sa plénitude. Cette révolution culturelle consistera à réintégrer la culture, les arts, les loisirs dans la vie de tous les jours et donc à transformer et l'une et l'autre. Pour recouvrer et découvrir cette totalité de l'homme, les situationnistes partent en guerre contre les séparations, suivant en cela l'adage marxiste :

      "Je ne serai plus pêcheur, mais je pêcherai suivant mon envie".



      Les arts et la culture sont en décomposition : ils doivent aujourd'hui se réaliser, c'est-à-dire disparaître en tant que fonction sociale séparée dont les artistes seraient les fonctionnaires délégués, ou disparaître dans son assimilation par la population. La poésie, par exemple, ne doit pas être une affaire de poètes, qu'ils soient génies misérables ou payés par une bureaucratie, mais c'est l'affaire de tous puisque c'est le mode de vie qui doit être poétique.
      Ces bouleversements sociaux seront ou ne seront pas : le suicide ou la révolution "le socialisme ou la barbarie". Et ils seront universels car l'emprise du capital est actuellement planétaire, un capital qui aura phagocyté terres et pays à exploiter mais surtout les anciens modes économiques, les anciennes structures sociales selon un mode lui aussi unitaire.
      C'est ainsi que sous forme d'athéisme ou de laïcité, le capital prend des formes révolutionnaires en combattant une religion dont il assimile les infrastructures fantasmatiques et les systématise comme par exemple le charisme et le culte du chef, partagé unanimement par toutes les organisations conservatrices ou opposantes. Ce qui rend aux dernières leur opposition caduque et tout à fait démagogique. Plus récemment, le culte de la consommation et la fascination de la marchandise, permet aux situationnistes de confirmer, d'approfondir et de généraliser le chapitre du Capital sur le fétichisme. La religion disparaîtra donc visiblement en tant qu'institution séparée et crainte parce qu'elle aura atteint une phase plus avancée de son développement : le modelage de l'inconscient humain ; plus de spécialistes en religion, les prêtres, mais tous des petits prêtres obéissant à des petits évêques obéissant au pape Capital.
      De la destinée de ces deux réalisations antagoniques, celle de la poésie ou celle de la religion dépendra la cybernétisation suicidaire de la société de survie ou le jaillissement d'une vie où il sera possible de "jouir sans entraves". Cette opposition est coexistante et sa conscience peut donc s'exprimer d'une manière à rendre les deux pôles de l'opposition contemporains dans les mots mêmes comme dans cette formule de Marx à propos de Proudhon : "Philosophie de la misère, misère de la philosophie". Cette formulation retroussée fut un franc succès publicitaire de l' I. S. dont les slogans recouvrirent les murs en 1968. Elle permettait de frapper l'esprit par un raccourci saisissant obligeant le lecteur à se concentrer et réfléchir pour en comprendre le sens. Elle avait également une fonction de transvaluation des mots ; plutôt que de refuser en bloc les valeurs de cette société (la personnalité du grand refus étant souvent une personnalité christique), les situationnistes préféraient jouer avec leurs sens et faire de ce jeu même leurs sens, tout en sachant que ce n'était là que situation provisoire dans laquelle ils ne devaient pas s'enfermer.
      Du retournement linguistique, ils opéraient le détournement iconographique, faisant dire à des personnages de bandes dessinées des citations sans aucun rapport avec le sujet originel sinon le cynisme commun qu'ils se renvoyaient ainsi. De leur point de vue, toute chose a priori banale devient réalisatrice de mensonges : il suffit de la déplacer d'un contexte social à un autre, de l'original à sa critique. Leur plate-forme s'appelle donc : "banalités de base". Cette distanciation s'opère aussi par l'utilisation d'un style classique et précieux comme celui du livre de Vaneighem paru en 1967 (réédité en poche aujourd'hui !) : Traité de savoir-vivre pour les jeunes générations ou encore du ton de Censor dans Comment sauver le capitalisme en Italie, qui fut pris très au sérieux par les milieux d'affaires italiens, alors qu'il était ironique de bout en bout.
      La dernière conférence de l'I.S eut lieu à Venise et coïncida avec la dernière parution de sa revue en 1969. Les scissions internes décomposeront le mouvement jusqu'en 1971. C'est comme si les homosexuels avaient repris le flambeau, en tout cas ceux du groupe cinq du Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire.

      Situationnisme et (homo)sexualité

      Sexualité

      Quel flambeau ? En effet, quelles furent les positions situationnistes concernant la sexualité en général et l'homosexualité en particulier ? Nous utiliserons les textes situationnistes au sens large du terme, c'est à dire ceux qui en reprennent les principaux thèmes (séparation, unitarisme) et le style (détaché et pédagogique).
      D'abord le péché originel : les "recherches sur la sexualité" parue dans la revue Révolution surréaliste 2 d'où se dégagent un dégoût profond pour toute homosexualité, et paradoxalement un goût prononcé pour la sodomie hétérosexuelle. Ce qui n'a pas trop plu à Aragon et à Crevel...
      De ce point de vue, l'analyse situationniste de la société "spectaculaire marchande" est elle un progrès ? Dans cette société, il n'existe ni homme ni femme (donc ni d'homosexuel) mais des être humains qui se battent pour la survie contre la réification. Le genre humain, dans sa destinée de marchandise, est mû par le capital, emporté par sa circulation de biens, sans distinction de sexe. Il faut dire que jusqu'en 1971, le féminisme n'était pas à l'ordre du jour, mais nous verrons que dès qu'il viendra sous le projecteur situationniste, ce sera pour être aveuglé sans rémission par le biais de la Lettre aux Citoyens du FHAR rédigée par Voyer ; et ce jusqu'en 1979 où Françoise d'Eaubonne interviendra pour décourager les libraires de vendre un pamphlet anti-féministe, écrit par une femme situationniste.
      Ainsi, le premier numéro de la revue Internationale situationniste (1961) est illustré de cinq pin-up. Déplacées de cette façon, elles dénonçaient sans commentaires, uniquement par la mise en page des photos, l'image fonctionnelle des femmes-poupées. Cette façon est reprise tout au long des revues suivantes pour d'autres rôles tel celui de la famille, et de la sécurité qu'elle promet, fût-elle illusoire et fabriquée, une famille retranchée dans des habitations sous-marines ou des abris souterrains anti-atomiques (selon la peur du moment). La reproduction de l'image de la femme n'est aucunement caractéristique de la reproduction générale : ce n'est qu'un modèle parmi tant d'autres3 C'est ce que signifie Vaneighem quand il écrit Le Traité de savoir-vivre pour les jeunes générations dont le chapitre fondateur sur les rôles sociaux ne questionne aucunement les différences sexuelles. Ce livre paraît en même temps que La Société du spectacle de Guy Debord, en 1967 et on pourrait dire qu'il ne s'agit là que d'une question d'époque. Le mouvement de libération des femmes n'avait pas atteint ce retentissement qui allait lui permettre de généraliser violemment son questionnement des rôles que l'homme assigne à la femme. On pourrait croire que l'homme situationniste, et la femme qui adopte ses positions, est aveuglé par son rôle d'oppresseur s'il refuse pour l'instant les autres statuts sociaux que la division du travail veut lui imposer. Celui de mâle ne tombe pas sous la critique : au contraire, il fera l'apologie d'une violence virile et révolutionnaire.
      Pourtant cette analyse des rôles sexuels aurait pu être incluse dans la sienne, mais il aurait fallu qu'il abandonnât son idéalisme, qu'il ne prît pas ses désirs pour des réalités.
      "Je prends mes désirs pour la réalité car je crois en la réalité de mes désirs" fut un slogan écrit en réaction contre le réalisme paralysant des politiciens et du quidam). Car si l'idéalisme pet être un moyen pour changer le réel, il est impuissant quand il s'érige en système. Refusant les séparations, les situationnistes s'en croyaient exclus, ou du moins se plaçaient-ils dans une séparation explosive d'avant-garde : impossible d'agir sur des données qu'on ne peut pas voir comme celles de la condition des femmes et des homosexuels.
      Anti-autoritaires, il ne voulaient/voyaient pas de hiérarchies dans les séparations : la misère sociale étant généralisée, le patron a une vie sociale aussi pitoyable que celle des ouvriers (cf la brochure sur General Motors). Le refus du rôle est donc un refus global ; il ne peut y avoir par exemple de rôle masculin subsumant le rôle féminin.
      Non seulement donc, il n'y a pas de rapports hétérosexuels ou homosexuels, mais également, il n'y a pas de rapport sexuel du tout comme nous l'affirme Jean Louis Moinet dans son livre Fin de la Science : "Les rapports sexuels n'existent pas. Il y a seulement des rapports humains ou inhumains, selon que leur misère est assumée révolutionnairement ou non. Toute possibilité de rencontre authentique suppose la prise en charge active de la misère sociale commune en vue de son dépassement, non une attitude de pardon ou de condamnation restant extérieure aux faits qu'elle apprécie ou déprécie "4 ; l'auteur remet en cause les désirs eux-mêmes : "Ceux qui se font une gloriole d'avoir des rapports amoureux à partir d'une attirance purement physique sont des niais inconscients du caractère trivialement métaphysique d'une telle attirance" ; c'est d'ailleurs dans ce seul livre qu'on parle de sexisme : "L'aliénation marchande spectaculaire (en grande partie à base de sexisme) [...] a transformé chaque individu en un conglomérat d'apparences et de rôles sans consistance, dévoilant ainsi le contenu socio-économique de "la peste émotionnelle".
      L'amour qui échapperait à ces déterminismes serait un amour subversif mais, comme le constate Vaneighem dans son Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations : "Il n'y a pas d'amour heureux dans un monde malheureux" ; et c'est bien d'amour hétérosexuel dont il est question puisqu'à l'instar de Marx, Moinet écrit p. 94 : "Cette perturbation de l'aptitude à la rencontre et à l'autodétermination s'exprime quotidiennement dans l'impossibilité manifeste de toute relation spontanée de l'homme à l'homme (homosexuel ? Mais non, c'est un terme générique ! NdA :) c'est-à-dire en premier lieu de l'homme à la femme et réciproquement.
      Michel Laitem, dans sa bande dessinée de 1973 est plus optimiste : alors qu'un texte va jusqu'à refuser le rapport égalitaire quand il n'est qu'échange de fantasmes: "Tu me fais jouir, je te fais jouir, nous sommes quittes." ; et il n'est pas loin cet écrivain qui se disait chaste depuis des années : "Je n'aime pas baiser en société".
      Dans cette bande dessinée, Yvon Godefroid et Michel Laitem présentent un François la Douceur vivant sur les décombres des marchandises, et dans la confusion des sexes. C'est qu'en 1971, J. P. Voyer, dans Reich, mode d'emploi, avait appelé à la dissolution du caractère, perçu comme une construction défensive devant l'angoisse de vivre, et comme machine à conserver l'état de choses existant. Pour l'occasion, Voyer reprend ce désir reichien de recouvrement de l'intégrité de la personne qu'il appelle "individualité" et que Reich avait baptisée (d'après Voyer "fâcheusement", voire ! "génitalité". Il est vrai que ce dernier considérait l'homosexualité comme des "cochonneries" (cf. sa biographie par Ilse Ollendorf).
      Homosexualité
      Au même moment, du même auteur et du même semi humoristique Institut de Préhistoire contemporaine (1971) paraît une Lettre aux Citoyens du FHAR. Elle félicite celui ci de son Rapport contre la Normalité édité par Champ libre, lieu d'expression privilégié de l'I. S. C'est la première fois que l'I. S. prend position sur ce point précis de l'homosexualité autrement que par dédain en postulant que toute lutte parcellaire n'est qu'un produit de la division du travail et que, par définition, leur parallélisme ne peut les faire se rejoindre en un front commun. D'ailleurs, d'après eux, l'un des plus pernicieux résultats de la révolte homosexuelle aurait été de permettre la mise en vente de l'image de l'homme à l'égal de celle de la femme.
      Le FHAR avait été lancé par des lesbiennes. Le Manifeste (le Rapport) comprenait des textes d'homosexuels hommes et femmes. Ce sont ces dernières qui hystérisent Voyer qui ne loue les premiers que pour anathémiser les secondes et qui, pour raffermir sa position, emploie les mots les plus grossiers. C'est d'autant plus étonnant que le ton du texte dans l'ensemble est plutôt châtié: "Mais que la honte soit sur les connasses maoïstes qui encombrent vos colonnes avec leur "phallocratie".
      Car Voyer donne un sens humaniste générique au mot "homme" et considère être insulté quand on emploi ce mot là comme une injure : l' I. S. était un nouvel humanisme : "Il a fallu qu'elles choisissent la seule insulte inappropriée par la définition: homme, lancée à une foule à qui la quaité d'homme est déniée chaque jour" Et Voyer de reprendre les poncifs situationnistes : "Enfin, il n'y a pas de sexualité dominante, il n'y a qu'une réelle absence de sexualité". 
      Il admet quand même que l'homosexualité sert de bouc-émissaire à l'hétérosexualité, ce qui est nouveau et contradictoire.
      De la/sa défense, il passe à l'attaque contre la bêtise de ces femmes lesbiennes qui oublient l'histoire (seuls les homosexuels masculins auraient été persécutés par les nazis) : "Ce n'est pas le sexe qui leur fait défaut mais la cervelle et le moyen de s'en servir car tout le monde si on a quelque connaissance de la vie sait fort bien que l'homosexualité féminine, heureusement, n'est presque pas réprimée dans la société actuelle" quant à celles qui se sont jointes (grâce aux principes condescendants des pédés, signifie-t-il au Rapport ce sont des mal baisées : "Quelques maladroites qui n'arrivent pas facilement à mettre des filles dans leur lit".                                                     
      Ce texte fourmille d'inexactitudes sur l'IS et en ce sens il est typique des pro-situ des années 1970/80. Il assimile la totalité des auteurs publiés chez Champ-Libre à L'IS pourtant liquidée depuis 1972.
                                           1979 Patrick Cardon
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      Lire aussi  Sur la vie et sur la Mort de Philippe Labbey

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