«La République parlementaire bourgeoise ayant été balayée en France sans résistance, les intellectuels révolutionnaires dénonçaient d'une seule voix l'effondrement des partis ouvriers, des syndicats, des idéologies de somnambules et des mythes de la gauche. Seul leur a paru indigne d'être signalé leur propre effondrement»
Internationale Situationniste n° 2
L'E.d.N. a toujours voulu se présenter implicitement, avec une espèce de fausse modestie, comme la digne et légitime héritière de la pensée situationniste, cette «pensée de l'effondrement d'un monde» comme Debord et Sanguinetti la qualifiait en 19721, et c'est également sous cette forme qu'elle a généralement été perçue, par ses adeptes comme par ses détracteurs. Elle aurait ainsi, dans les deux dernières décennies du siècle qui vient de s'achever, non seulement assuré la continuité de l'œuvre théorico-pratique commencée par l'Internationale Situationniste dans les années 1950 et 1960, mais aussi permis le dépassement de celle-ci, en la dégageant notamment de ses dernières illusions «modernistes». Dans cette représentation, l'E.d.N. constituerait le devenir-vérité de l'I.S. Mais, dans la réalité historique, loin d'incarner cette «pensée de l'effondrement d'un monde» et son profond renouvellement, elle s'est plutôt révélée comme l'effondrement de celle-ci devant le monde. Ainsi, malgré le vœu de reprendre le projet situationniste consistant à «réinventer la révolution», l'E.d.N. insistait-elle, dès ses débuts, sur la nécessité de prendre en considération les divers obstacles à une telle reprise. On assistait, selon elle, à un véritable «tournant historique» qui se caractérisait par le renforcement de l'aliénation sociale sous tous ses aspects, soutenu par la destruction systématique de «tout ce qui, dans la vie des individus, est susceptible de servir de base à une reprise de la critique pratique: langage, comportements, terrains urbains, mémoire, tout ce qui était comme une base arrière de la révolution dans la clandestinité du vécu quotidien2». Il ne s'agissait plus de ce bouleversement incessant des structures sociales que le capitalisme engendre par son propre développement et qui, selon le célèbre mot de Marx, ouvrait «une époque de révolution sociale», mais plutôt d'une opération fondée sur un «programme explicite […] de produire un monde indétournable, interdisant pour l'éternité toute réappropriation révolutionnaire», que l'État se chargerait d'exécuter pour clore définitivement l'histoire des révolutions, si ce n'est l'histoire elle-même3. À partir d'une telle analyse de la situation historique, un fait central allait constamment obséder l'E.d.N. et déterminer l'orientation de son discours: l'inquiétude et le sentiment d'impuissance de ses contemporains, qui entravent les possibilités de la révolte4. Le visage triste, l'air renfrogné, les protagonistes de l'E.d.N., chevaliers de la contestation sociale errant sur les terres gastes du monde moderne, se mirent alors en quête de la pensée critique disparue, ce Graal des temps nouveaux qui leur échappait tant: «Notre entreprise est sans doute extrêmement ambitieuse, mais la manière dont nous en avons exposé la nécessité historique aura, nous l'espérons, convaincu le lecteur que nous possédons les qualités requises pour la mener à bien. Nous sommes si peu présomptueux que nous ne prétendons pas être également intelligents sur tous les points où il nous faut nous réapproprier les connaissances monopolisées par ce mode de production, mais uniquement avoir le génie d'avancer ainsi en éclaireurs du mouvement social qui devra réaliser cette tâche dans la pratique. Il s'agit d'une entreprise de longue haleine, mais nous nous flattons d'en voir d'ici la fin du siècle l'importance reconnue par ses ennemis comme par ses partisans5.»
Hélas pour ces preux chevaliers, il n'y a désormais d'importance reconnue pour leur noble entreprise que celle d'avoir contribué au renoncement quasi général au «projet révolutionnaire qui hante l'histoire.» Faute de Graal, ils n'ont ramené qu'une vulgaire poudre de perlimpinpin. En 1993, Jaime Semprun, un des fondateurs de cette nouvelle confrérie de la Table ronde, sérieux comme un pape, peut ainsi affirmer: «Décidément, vous ne voulez pas comprendre qu'il est inutile d'abattre la société marchande: elle s'écroule sous nos yeux. Laissons-la s'effondrer, et faisons l'inventaire des outils qui seront nécessaires pour reconstruire le monde6.» Cette petite morale de boutiquier faisant désormais office de «théorie critique», l'exigence d'un mouvement révolutionnaire fait alors place aux lieux communs les plus creux que, seules, quelques poubelles de l'histoire pouvaient encore receler. Il ne s'agirait plus ainsi «d'avancer en éclaireurs du mouvement social» - ce qui avait déjà un caractère un peu boy-scout - mais de «commencer de se sauver tout seul7», «de cultiver son jardin8», de «se connaître soi-même9» ou encore d'inviter «chacun à prendre ses dispositions10».
Voici donc une «théorie révolutionnaire» succombant elle-même sous le poids de l'impuissance et de l'inquiétude qu'elle prétendait combattre. Ce simple constat suffit déjà à dévoiler la nature de la petite entreprise E.d.N., son caractère proprement «pro-situ», au sens donné à ce terme par Debord et Sanguinetti en 197211. On pourrait de la sorte disserter longuement sur la confusion psychologique dont elle procède. Mais le plus important reste encore que l'E.d.N. apparaît comme un révélateur de la décomposition générale du mouvement révolutionnaire qui s'était ébauché autour de 1968 et dont les situationnistes furent parmi les principaux protagonistes.Le mouvement situationniste n'est certes pas né avec Mai 68, mais son histoire y restera indissolublement liée. Toute l'activité de l'I.S., depuis ses origines, tendait à montrer que le monde moderne, malgré les divers revêtements spectaculaires d'une société d'abondance et de bonheur dans la consommation, tombait effectivement sous les coups de la critique révolutionnaire. Mai 68 vint non seulement confirmer cette critique, mais permit également aux situationnistes de se faire connaître plus largement12. De plus, de leur propre aveu, ils y reconnurent la révolution - du moins son expression naissante - qu'ils avaient toujours préconisée: «Le mouvement des occupations a été l'ébauche d'une révolution "situationniste", mais il n'en a été que l'ébauche, et en tant que pratique d'une révo lution, et en tant que conscience situationniste de l'histoire. C'est à ce moment qu'une génération, internationalement, a commencé à être situationniste13.» Mais, dans ce jeu et cette cons cience, cette génération ne fit guère que commencer, et, pour ceux qui voulurent poursuivre l'œuvre ébauchée, il aurait peut-être fallu s'interroger sur les finalités de celle-ci. Le situationnisme qui se développa à partir de cette date se montra essentiellement comme un phénomène idéologique misérable. Que l'on dénomme celui-ci «situationniste», «pro-situationniste», «post-situationniste» ou autrement, peu importe; il faut simplement noter qu'il se caractérise par un rapport de fascination à l'I.S. dont il veut s'inspirer pour édifier ses «projets». Mais cette fascination même a toujours empêché les multiples groupes qui en étaient issus d'aller plus loin que la répétition parodique de cette organisation. Et leur recherche pour acquérir une aura semblable à celle de l'I.S. ne pouvait que s'avérer malheureuse. L'évolution historique du mouvement situationniste après 1968, à l'image de la dissolution de l'I.S. entre 1970 et 197214, a donc été celle de la décomposition. D'un côté, les principaux protagonistes (Debord, Vaneigem) firent désormais quasiment cavalier seul, développant chacun leur singularité sur la base d'une œuvre personnelle qui se voulait la suite logique du travail collectif de l'I.S. De l'autre, un certain nombre d'épigones tentèrent de prendre la relève, avec toujours le même insuccès dans l'entreprise. C'est, dans ces conditions, qu'une génération est finalement restée «pro-situationniste».
C'est, bien entendu, sur ces bases que s'est formée l'E.d.N. en 1984: l'échec flagrant du mouvement situationniste à la suite de la disparition de l'I.S. en 1972. Ce qui s'était annoncé comme la théorie révolutionnaire des temps modernes n'avait jamais saisi ni «les masses», ni «le prolétariat», tout au mieux quelques têtes. Avec l'E.d.N. apparaît alors la première autocritique «pro-situ». À mots couverts, sont dénoncés les égarements et les erreurs du milieu «pro-situ», principalement cette conduite qui avait amené celui-ci à un véritable isolement politique et que l'E.d.N. qualifie d'activité encore essentiellement d'avant-garde, une activité de «puristes qui se retirent fièrement sous la tente de la totalité», méprisant les diverses luttes particulières et s'abstenant par conséquent d'y participer. Mais si l'E.d.N. a perçu ainsi quelques vérités sur la situation de ce qu'elle a préféré appeler un courant «radical», c'est à l'intérieur même de cette situation désastreuse qu'elle s'est placée; elle s'est trouvée dès lors incapable de saisir les causes profondes d'un tel échec. Sa condamnation de la dégénérescence du mouvement dit «radical» est restée essentiellement centrée sur les défaillances psychologiques du «pro-situ». Sa volonté première n'a pas été de rompre avec un aussi grotesque mouvement, mais de soigner celui-ci en lui restituant une tête pleine de principe de réalité. «La maladie infantile du situationnisme» a ainsi trouvé son léninisme et son freudisme. Dans la mission qu'elle s'est assignée, on peut ainsi reconnaître que l'E.d.N. a cherché à restaurer l'autorité de quelques totems, principalement celui de la pureté légendaire de la théorie situationniste. Sa raison d'être historique se trouve donc, pour l'essentiel, dans la réaction idéologique.
Cette réaction n'est pas arrivée par hasard. Ainsi, dans un de ses premiers textes, l'E.d.N. a-t-elle indiqué clairement ce qui avait précipité sa constitution: «En 1984, l'assassinat de Gérard Lebovici, éditeur de Georges Orwell, entre autres, et la campagne de délation lancée à l'occasion contre Guy Debord montrent que la liquidation de la critique sociale est à l'ordre du jour, et passe éventuellement par celle de ses rares partisans déclarés.» On n'a certes pas tué l'homme des éditions Champ Libre pour l'empêcher de publier le célèbre roman d'anticipation d'Orwell, mais il est clair qu'un tel meurtre pouvait se lire comme le signe de temps troubles et menaçants. La lecture de ce signe traduisait également qu'il n'y avait plus guère, dans ce qui restait du mouvement situationniste, que la figure de Debord pour représenter l'intelligence critique de celui-ci. Certes, de 1972 à 1984, Debord avait su se montrer assez discret (peu de nouveaux écrits), mais, à travers la réalisation d'un film comme In girum imus nocte et consumimur igni (1978), il montrait aussi qu'il ne s'était pas arrêté aux conclusions émises en 1972 lors qu'il mit un terme à l'histoire de l'I.S.: «Il me faut d'abord repousser la plus fausse des légendes, selon laquelle je serais une sorte de théoricien des révolutions. Ils ont l'air de croire, à présent, les petits hommes, que j'ai pris les choses par la théorie, que je suis un constructeur de théorie, savante architecture qu'il n'y aurait plus qu'à aller habiter du moment qu'on en connaît l'adresse, et dont on pourrait même modifier un peu une ou deux bases, dix ans plus tard et en déplaçant trois feuilles de papier, pour atteindre à la perfection définitive de la théorie qui opérerait leur salut.» Il n'en reste pas moins que c'est autour de cette «plus fausse des légendes» que l'E.d.N. a trouvé son véritable ressort. Dans l'isolement et la détresse où se sont trouvés ceux qui ont formé cette fameuse Encyclopédie, la pensée de Debord est apparue comme une planche de salut, une théorie quasi parfaite qu'en 1984 il devient urgent de sauver, lorsque Debord devient la cible d'une campagne de presse calomnieuse, comme on le ferait d'une espèce animale en voie de disparition. Il s'agit alors, ni plus ni moins, d'une profession de foiE.d.N., a peut-être cru momentanément trouver là quelques alliés dans son projet consistant à approfondir et actualiser ses réflexions, mais, y reconnaissant sans doute les «petits hommes», il est amené à prendre rapidement ses distances. «Ce groupe recherche avant tout le vieux public des pro-situs, leurs commensaux depuis toujours, en leur jouant une musique que ceux-ci affectionnent», devait-il déclarer dans une correspondance aujour d'hui connue15. Mais ce qu'il ne perçoit pas alors, c'est que ce ridicule regroupement n'est pas uniquement une résurgence du phénomène «pro-situ», mais annonce la transformation de celui-ci en un pro-debordisme qui va devenir l'idéologie courante des intellectuels «soixante-huitards» reconvertis en sceptiques mondains. Ainsi peut-il noter que «les discours de l'E.d.N., qui n'envisagent en rien un nouveau départ de la révolution, […] ne sont que des critiques abstraites de la restauration, fort modernisée dans l'accumulation des procédés répressifs, mais nullement nouvelle en théorie, d'après 68» et que «l'E.d.N. se veut - était effectivement jusqu'ici propriétaire de la sous-critique d'une telle époque de restauration. (Au sens politique du mot, il sont des libéraux indignés qui font semblant de découvrir des excès inattendus et inouïs.)» Cependant cette sous-critique trouvait son ciment dans sa propre légende personnelle, si bien que celle-ci a dû finalement contribuer à la dogmatisation de sa propre pensée, dont l'E.d.N. se montre un exemple flagrant. en l'orientation debordienne de l'évolution des idées situationnistes. Debord, en contribuant à l'écriture de quelques articles de la revue
«L'E.d.N. n'est rien d'autre qu'une entreprise littéraire16.» Comme les autres groupements qui ont voulu se placer dans la continuité de l'I.S - mais une continuité qui se présente au bout du compte comme la poursuite d'une idole par ses malheureux fans, après la fin du spectacle - l'E.d.N.son style, dans lequel elle a voulu percevoir «l'intelligence de l'expression formelle comme moyen d'action», persuadée apparemment que cette «supériorité […] sur toutes les sectes ultra-gauchistes» avait permis à elle seule de créer «l'appel d'air indispensable, là où dépérissaient en vase clos les idées de l'époque précédente». Elle a voulu ainsi reprendre ce style, ne se doutant pas un seul instant qu'il pourrait lui aussi reproduire un nouveau vase clos pour les idées. Là où la compréhension du style s'avérait indispensable, puis qu'il paraît évident que la question du langage est déterminante pour la communication de toute théorie critique, l'E.d.N. a préféré conserver celui-ci comme s'il était définitivement trouvé. est restée fascinée par l'expérience de celle-ci et plus particulièrement par
Ce conservatisme de la forme ne fait cependant que traduire un problème plus profond: l'incapacité réelle à saisir l'essence même du projet de l'I.S. Le principal défaut de l'E.d.N., comme de tous les dévots «pro-situs», réside dans cette nature dogmatique de leur lecture de l'I.S.; ce qui importe chez eux, c'est le rapport à la lettre. Il s'agit presque ici d'un rapport mystique où la lecture et l'interprétation des textes sacrés amènent adéquatement à la conscience vraie du monde. Cela ne provient pas seulement de cette croyance naïve qu'il existe quelque part une formule magique, une parole vraie, capable de changer immédiatement le monde, les gens et la vie, croyance qui n'est pas sans rapport avec la place primordiale, pour ne pas dire centrale, que l'I.S. elle-même, dans la continuité du surréalisme, accordait à la formulation de mots d'ordre immédiatement efficaces. Cela vient aussi du fait que l'on réduit ici l'œuvre théorique à son résultat final, en s'interdisant de comprendre la saisie de son mouvement. La forme (les mots, les formules, le style général) prime alors sur le fond. Ainsi, à partir du point de vue admiratif qui la caractérise, l'E.d.N. saisit-elle moins, dans la théorie de l'I.S., le mouvement de la vie qui permit de l'élaborer que des sentences et des dogmes. Pour elle, la théorie est un donné intangible qu'il faut «défendre», «conserver», «en attendant le mouvement social qui devra réaliser cette tâche dans la pratique». Elle parle sans doute très souvent d'«activité théorique», mais son entreprise relève bien plus du maintien dans la passivité de toutes les capacités critiques. Dès le départ, il ne s'est jamais agi, pour elle, de reprendre la réflexion, de remettre en cause, de s'interroger, mais de «sauver» et «conserver» l'héritage de l'I.S. En témoigne une lecture attentive de son texte fondateur, «Discours préliminaire». Y sont reprises, jusque dans leur formulation, les principales idées du dernier texte de l'I.S., «Thèses sur l'I.S. et son temps17»: «C'est l'exigence de la vie qui est à présent devenue un programme révolutionnaire», était-il affirmé dans celui-ci, et c'est bel et bien un programme que l'E.d.N. croit lire dans cet ultime écrit de l'I.S., prenant, dans ce cas précis, une belle formule stylistique résumant un problème pour une vérité parfaitement énoncée et élucidée. Non seulement il n'est pas venu à l'esprit des «encyclopédistes» que ce «programme», datant de 1972, aurait peut-être mérité quelques correctifs en 1984, mais, surtout, il ne leur a pas paru absurde d'annoncer que «les révolutionnaires se trouvent dans cette situation nouvelle d'avoir à lutter pour défendre le présent, pour y conserver ouvertes toutes les autres possibilités de changement - à commencer bien sûr par cette possibilité première que constituent les conditions minimales de survie de l'espèce…», ce qui reviendrait à dire que B. Bardot, Coluche, le commandant Cousteau ou N. Hulot deviennent, dans de telles conditions, de dangereux subversifs. On voit ici comment une mauvaise lecture, manquant de sens critique, peut conduire à un complet contresens: «l'exigence de la vie» dont parlait l'I.S., aussi vague soit ce concept de vie, devient pour l'E.d.N. une lutte pour «les conditions minimales de survie de l'espèce […]». Identiquement, lorsque l'I.S. affirme que «la pollution et le prolétariat sont aujourd'hui les deux côtés concrets de la critique de l'économie politique», l'E.d.N., toujours pleine de sens commun, comprend qu'il va falloir lutter, à côté de la question sociale, pour la question écologique, mais, comme elle ne semble pas portée à la critique de l'économie politique, elle préfère circonscrire cette lutte dans une condamnation morale de l'ordre techno-scientifique.
On pourrait ainsi multiplier les exemples de ce type d'interprétation qui montrent clairement qu'un fort attachement idéologique, derrière un camouflage phraséologique, cache tout bonnement une incompréhension de ce que peut signifier une élaboration théorique. Cependant, il est bien plus significatif de souligner que l'E.d.N. participe ici de ce mouvement plus général qui affecte l'histoire moderne: la déchéance et l'amenuisement du rôle des intellectuels révolutionnaires dans la société «spectaculaire», qui les conduisent finalement à cette «répétition circulaire du blâme généralisé,18», et dont le situationnisme leur offre de surcroît le style flamboyant. que certes l'époque mérite
Si le poids mort de l'I.S., puis de Debord, pesa - et pèse encore - sur les orientations idéologiques de l'E.d.N., une différence fondamentale a cependant toujours séparé ces deux organisations. On la trouve explicitement énoncée à partir de 1992, dans un texte qui veut se donner pour une critique de l'I.S.: «[…] le fait que ne se soient pas imposés des partisans des thèses de l'I.S capables de les développer et d'en faire une force pratique dans cette époque pourtant si favorable de l'après-68, ce fait oblige à rechercher l'obstacle au développement de la théorie situationniste à l'origine de cette théorie, dans la valorisation du changement permanent comme moteur passionnel de la subversion, l'idée de la richesse infinie d'une vie sans œuvre, et le discrédit conséquemment jeté sur le caractère partiel de toute réalisation positive19.» Outre que, dans cette assertion, on retrouve cette idéalisation quasi religieuse de la nature de la théorie - une théorie qui doit se montrer pure dès l'origine pour saisir ensuite (pour ne pas dire se révéler à) de pauvres partisans obligés d'en faire une force pratique - il faut reconnaître que, derrière l'emploi d'un jargon pseudo-philosophique, c'est tout simplement le caractère révolutionnaire de l'I.S qui est ici dénoncé. Par mauvaise foi ou par bêtise, l'E.d.N. tend ainsi à confondre ce caractère avec «l'innovation permanente imposée» par la modernisation de la société: «La critique situationniste a dès son origine été conçue pour imposer, dans une "course de vitesse" avec le pouvoir, un usage émancipateur des nouvelles techniques développées par celui-ci.» Cachez donc cette utopie que l'on ne saurait voir!
Or, si l'I.S. a bien voulu saisir un des enjeux de son temps comme «une course de vitesse entre les artistes libres et la police pour expérimenter et développer l'emploi de nouvelles techniques de conditionnement», il est tout de même aberrant de vouloir faire croire que «l'usage émancipateur des nouvelles techniques» qu'elle préconisait rejoignait celui que la société moderne entendait imposer. L'I.S., qui désignait l'automobile comme étant «principalement un jeu idiot, et accessoirement un moyen de transport», qui pensait «qu'il ne faut pas encourager le renouvellement artistique continu de la forme des frigidaires», ou encore qui voulait «rendre insupportable aux exploités la misère des scooters et des télévisions», ne peut guère être taxée, même en sous-entendu, de moderniste. Le «changement permanent» qu'elle valorisait, comme «l'idée de la richesse infinie d'une vie sans œuvre», ne s'est jamais fait entendre comme un sous-produit du renouvellement technologique incessant, de la répétition ennuyeuse des modes culturelles ou d'un quelconque avant-gardisme artistique plutôt suranné: «La construction des situations n'est pas directement dépendante de l'énergie atomique; et même pas de l'automation ou de la révolution sociale, puisque des expériences peuvent être entreprises en l'absence de certaines conditions que l'avenir devra sans doute réaliser.» Il s'agissait bel et bien de mettre à jour ce mensonge du soi-disant progrès de la société moderne qui s'édifiait alors, de critiquer ce fétichisme des formes, des objets et des images qui le sous-tendait, et cela, non pas en s'apitoyant sur la décomposition culturelle qui accompagnait le mouvement de modernisation, mais en proposant un dépassement révolutionnaire que cette crise favorisait. «Nous ne voulons pas renouveler l'expression en elle-même, et surtout pas l'expression de la science: nous voulons passionner la vie quotidienne.» Entendons également que ce projet ne voulait pas contenter pour autant «les conservateurs d'un monde artistique qui se ferme20 ».
Si nous comprenons donc l'E.d.N., l'erreur fondamentale de l'I.S, celle qui l'aurait empêché «à l'origine» de concevoir un projet capable de faire s'écrouler tous les murs de la Jéricho moderniste, serait de n'avoir jamais su jouer que de la trompette «progressiste». D'une certaine façon, l'I.S, dans sa lutte contre le monde moderne, aurait été parfaitement irréaliste : non seulement elle se serait permise de parler d'un autre avenir possible, de proposer un idéal de vie fondé sur le jeu et les passions, proposition effectivement utopique en ce monde, mais son œuvre n'aurait été aussi que trop négative et préoccupée d'absolu. L'E.d.N. se targue, au contraire, de faire preuve du plus profond réalisme - et lequel en effet! -, car il est bien entendu que, elle, elle ne rêve pas, tout juste si elle a le temps de dormir tant il lui faut travailler et regarder les réalités en face. Elle n'a pas le temps de jouer, encore moins de s'amuser à «passionner la vie quotidienne» ou à «vouloir changer le monde». «Qui considère la vie de l'I.S. y trouve l'histoire de la révolution21 », mais cette histoire, l'E.d.N. la trouve trop mauvaise à son goût. Si bien que derrière une phraséologie situationniste, son œuvre de «désabusement» n'a pas eu pour objet de reprendre le projet de «réinventer la révolution», mais bel et bien de le liquider dans les conscien ces. Sa «mission» n'a consisté en rien d'autre qu'à tirer les derniers rêveurs de révolution de leurs doux songes pour les mobiliser sous l'étendard de «l'instinct de conservation» et les amener à construire et entreprendre des œuvres positives pour la «civilisation», aussi partielles puissent-elles être. Son rôle historique aura donc été de permettre l'intégration du situationnisme dans un monde qui ne veut plus entendre parler ni d'actes gratuits, ni de caractères destructeurs ni d'une quelconque prétention à transformer la totalité de la société. Avec l'E.d.N., les révolutionnaires doivent désormais faire preuve d'ambitions plus restreintes et plus constructives; ce n'est donc pas un hasard si prolifèrent dans son sillage des apprentis-compagnons et des néo-ruraux.
Au-delà de la défaite du mouvement situationniste, il faut renvoyer l'existence de l'E.d.N. et sa volonté de rappel à l'ordre à une signification historique plus profonde: le spectre de 68 qui n'en finit pas de hanter le monde. Comme le remarquait judicieusement Debord: « Si le mouvement de 68 avait réussi, il n'y aurait pas eu de place pour l'E.d.N. (Terrible impression de menace rétrospective pour des "écrivains", qui là-dessus se sentent donc quelque peu versaillais.) Et si 68 était seulement un peu mieux connu par les jeunes rebelles, il n'y aurait pas non plus de place pour les discours de l'E.d.N., qui n'envisagent en rien un nouveau départ de la révolution22 […].» C'est sur les ruines du mouvement révolutionnaire de 1968 que l'E.d.N. a bâti son royaume et à partir de celles-ci uniquement qu'elle trouve argument pour justifier sa constitution: «Comme passent une époque et sa chance, la jonction possible entre le passé des luttes ouvrières (l'exemplaire ébauche des moyens autonomes de la révolution prolétarienne) et la nouvelle révolte née spontanément du sol de la société du spectacle (la critique du travail, de la marchandise et de toute la vie aliénée), cette jonction un moment approchée dans quelques-uns des pays développés cesse de pouvoir être envisagée et attendue comme un résultat inévitable du processus objectif des conditions dominantes: elle passe dans la mémoire et dans la conscience comme la tâche d'une nouvelle époque où la division mondiale du travail répressif met tout en œuvre pour forclore ce désir, cette possibilité. Quand la force d'unification pratique par, "le mouvement réel qui dissout les conditions existantes" disparaît de la vie sociale, alors réapparaît le besoin d'une théorie critique unifiée23.» Apparaît surtout la nécessité impérieuse de faire oublier que cette «théorie critique unifiée» de l'E.d.N. vient juste d'arriver et que le «besoin» de celle-ci ne vaut que pour ceux qui ont déjà renoncé aux perspectives de révolution que 68 avaient rendues présentes. Dans le moment historique où se forme le discours de l'E.d.N., au beau milieu des années 80, il ne s'agit après tout de rien d'exceptionnel: il participe de ce mouvement général de réinterprétation dont la raison profonde se trouve dans le besoin idéologique, pour de nombreux «soixante-huitards» repentis, de légitimer historiquement le retour à la normale. Malgré les diverses formes particulières prises par ce mouvement de réécriture de l'histoire, on y décèle cependant un trait commun permettant de le caractériser: l'échec de la révolution de 1968 y est toujours traduit comme une fatalité historique qui annonce tout bonnement la fin de l'âge des révolutions24. Si la mémoire est ainsi constamment convoquée, c'est pour mieux enterrer l'histoire et faire accepter ce deuil. La formule d'un Cohn-Bendit: «Nous l'avons tant aimée la révolution!» pourrait être la devise de ces fossoyeurs.
Pour l'E.d.N. également, évoquer la mémoire de 68 ne vaut que pour mieux insister sur la faillite de la politique révolutionnaire. On retrouve le même constat, aux vagues accents moralistes, sur la résignation qui s'est emparée de la majeure partie des «révolutionnaires», la même dénonciation de ces «ex-gauchistes rangés qui se sont inconditionnellement ralliés à l'objectivité du monde existant», la même rancune mal camouflée pour ces travailleurs que «les bureaucraties syndicales (avaient) pour l'essentiel réussi à isoler […] dans les usines». Tout doit concourir à prouver que la chance d'une révolution sociale est définitivement passée et que «pour ceux qui, désertant les usines ou désertant la culture, se sont retrouvés dans ce moment de l'histoire universelle où la perspective de la révolution sociale est revenue au centre du monde pour donner la mesure de toute chose, pour ceux qui ont vu s'entrouvrir la porte du palais fermé du temps, et qui ne l'oublieront jamais, les dix années écoulées depuis que la révolution portugaise semblait annoncer l'extension à l'Europe entière de la subversion de 1968 n'auront été que le prix inévitable du conflit qu'ils avaient choisi, prix que payent aussi, et plus durement, ceux qui ne l'ont pas choisi25.» Autrement dit, que l'échec de la révolution était inéluctable, inscrit déjà dans l'illusoire refus général des valeurs dominantes, et que tout le monde en devait faire les frais!
Mais là où l'argumentation de l'E.d.N. devient plus fallacieuse, c'est lorsqu'elle identifie le sort du mouvement de 68 au seul mouvement situationniste. Ainsi fait-elle mine de ne voir de déterminante que la seule activité de l'I.S. dans les événements précurseurs, tandis que de nombreux autres faits, ceux qui ne rentrent pas dans la «légende dorée» situationniste, sont renvoyés à l'insignifiance ou vulgairement balayés, puisque relevant du «gauchisme». De l'histoire des suites de 68, il n'y a guère que l'Italie, le Portugal, l'Espagne et la Pologne qui lui semblent dignes d'intérêt - et pour cause: ce furent les principaux théâtres d'action que des ex-situationnistes tentèrent d'investir, et que de futurs «encyclopédistes» des nuisances avaient observés avec attention. Du reste de l'agitation internationale, rien n'est dit. Cette réduction de l'histoire de 68 à la seule interprétation situationniste permet ensuite de faire croire que la défaite du mouvement révolutionnaire incombe aux seules erreurs de l'I.S. L'I.S. représentant le mouvement révolutionnaire, l'échec de celui-ci renvoyant à l'échec de celle-là, il faut chercher l'erreur dans l'idée même de révolution, telle que l'I.S. l'a soutenue. Fière de ce raisonnement sophistique, l'E.d.N. en arrive alors à montrer que si la révolution avait échoué, ce n'était pas seulement parce que les situationnistes s'étaient révélés de mauvais tacticiens, mais aussi parce que les désirs de l'époque, surtout après 68, n'allaient plus guère à la révolution, puisque la révolution ne pouvait être que situationniste et que les désirs de l'époque n'étaient plus situationnistes (sic)! Reconnaissant toutefois à Debord quelques bonnes intuitions, notamment l'introduction du «concept» de «nuisances» - comme si celui-ci avait validé anachroniquement l'E.d.N. - le jugement «encyclopédiste» sur l'I.S. et son temps tend alors à renverser entièrement les significations historiques les plus évidentes. En affirmant, par exemple, que «les désirs de l'époque, confrontés à l'accélération du changement autoritaire de tout, ont commencé à se cristalliser autour de valeurs différentes et souvent contraires à celles qu'avait mises en avant le programme situationniste», que «ce qui aimantait désormais les aspirations du plus grand nombre, quand elles ne se soumettaient pas servilement aux impératifs de la modernisation, c'était la nécessité évidente et secrète de sauver de l'innovation permanente imposée la continuité de l'histoire humaine (sa mémoire, son langage) et tout d'abord les conditions élémentaires de la vie», ou encore qu'«à travers toutes sortes d'errements et de mystifications peu évitables progressait alors (en France à partir de la fin des années soixante, c'est-à-dire relativement tardivement) la conscience qu'ayant été franchi le point où l'innovation technologique pouvait être infléchie, réorientée dans un sens libérateur, il s'agissait prioritairement de faire obstacle à sa poursuite insensée. Et ce qui avait été l'avance de l'I.S. - sa tentative de formuler un programme passionnant pour le changement matériel des conditions de vie - se renversait alors en retard dans la capacité de donner à la résistance au prétendu progrès ses raisons historiques26 »; par toutes ces affirmations, on voudrait faire croire par conséquent que le mouvement issu de 68 s'inquiétait du «bouleversement de tout l'ancien monde bourgeois» et qu'il voulait crier «En arrière toute!» On ne peut guère faire plus «versaillais» dans la lecture d'une époque: Mai 68 ne signifierait pas ce qu'il exprimait, c'est-à-dire un désir de transformation révolutionnaire de la société, mais exactement son contraire, le désir de «sauver […] la continuité de l'histoire humaine (sa mémoire, son langage) et tout d'abord les conditions élémentaires de la vie», histoire humaine et vie qui, dans les conditions d'alors, se trouvaient d'abord être celles de la vieille bourgeoisie en voie de décomposition. Cette plaisante erreur sent bien son milieu d'origine. Pour certains, Mai 68 annonçait l'individualisme contemporain, le néo-réformisme républicain, l'hédonisme de la consommation, «la nouvelle philosophie», etc.; pour l'E.d.N., cela n'annonce rien d'autre que son propre désenchantement de l'humanité. Il fallait donc nécessairement que l'on en passe par les ruines. C.Q.F.D.
Que le mouvement social qui émergeait internationalement autour de 1968 ne s'apparentait pas au simple retour du vieux mouvement révolutionnaire prolétarien sur la scène historique, c'était une évidence qui n'échappait guère à la plupart de ses contemporains. Un mouvement révolutionnaire moderne se profilait, dont la principale caractéristique était la tentative de relier critique de la société et critique de la vie quotidienne. Au «transformer le monde» de Marx s'adjoint le «changer la vie» de Rimbaud. Tous les commentateurs du moment pouvaient l'observer: il s'agissait bien d'une «révolution dans la révolution» où l'imagination, le désir, la liberté sauvage et le rêve tenaient lieu de drapeaux. L'apparition ce qu'on appellerait bientôt «les nouveaux mouvements sociaux», axés sur une problématique qui n'excluait pas forcément la critique du mode de production capitaliste mais qui relevait d'une critique plus large des rapports sociaux (de l'écologisme au féminisme, en passant par l'anti-psychiatrie, les régionalismes, etc.) témoigne de ce phénomène historique. Et si l'on pouvait constater un retour de la combativité ouvrière, particulièrement dans le développement des grèves sauvages et des occupations d'usines, celui-ci suivait plutôt ce mouvement d'ensemble qu'il ne lui donnait le la.
L'intuition de l'E.d.N. selon laquelle l'insatisfaction dans la société prenait alors de nouvelles formes27 n'est donc pas dénuée de tout fondement. Elle oublie cependant de préciser que cette question préoccupait déjà de nombreux contestataires, de certains «gauchistes» à l'I.S. elle-même. Elle semble vouloir faire croire que «ceux qui se trouvaient sur les positions révolutionnaires les plus avancées» (l'I.S.?, la future E.d.N.?) auraient délaissé le terrain des luttes au profit de «gauchistes» qui auraient marqué de leur archaïsme, de leur ouvriérisme, les mouvements naissants, condamnés ainsi à reproduire les vieilles «erreurs» du mouvement ouvrier (entendre sans doute cette foi irrationnelle en la possibilité d'un monde meilleur). Outre le fait absurde que délaisser le terrain des luttes peut se conjuguer avec une position révolutionnaire avancée, il faut noter aussi que les différentes formes de gauchisme ou d'ouvriérisme ne concernaient effectivement que les retardataires qui ne tiraient aucune leçon des «événements» de mai-juin 1968, retardataires que les pouvoirs en place s'empressaient de présenter comme de dangereux «révolutionnaires avancés». Aurait-il fallu concurrencer Sartre sur un autre tonneau? En vérité, les médias de cette époque n'ont jamais tant parlé de l'agitation révolutionnaire, en la drapant d'habits gauchistes, que parce qu'elle prenait justement une autre forme. Dire que l'ouvriérisme, le gauchisme constituaient les limites du mouvement révolutionnaire, c'est prendre un peu trop au pied de la lettre le discours médiatique d'alors. Il ne faut plutôt reconnaître de mouvement révolutionnaire, à partir de 1968, que dans cette rupture avec l'ouvriérisme, non pas comprise comme un abandon d'intérêt pour les luttes ouvrières, mais comme un refus de placer celles-ci dans un rôle central. Les «révolutionnaires les plus avancés» ne pouvaient qu'avoir tiré des leçons de l'échec flagrant de la grève générale de 1968, qui leur avait montré l'incapacité de la classe ouvrière à briser seule ses propres chaînes et, par conséquent, à pouvoir remplir une quelconque mission historique. Les étudiants, malgré tout, s'étaient montrés bien plus offensifs dans la contestation de la société, et pas seulement en France. De plus, Mai 68 avait montré clairement que la critique révolutionnaire des rapports sociaux ne se limitait pas à la critique de l'économie politique, mais s'étendait aussi à celle de la culture, de l'art, des idéologies, des valeurs, etc. Ainsi, le véritable problème pour le mouvement révolutionnaire naissant résidait moins dans celui de l'ouvriérisme que dans l'apparition d'un nouveau dogmatisme fondé sur les idées du désir, du rêve, de l'imagination, de la liberté, de la vie… Et c'est bel et bien le piège dans lequel n'a pas manqué de tomber le nouveau mouvement révolutionnaire, danger qui se situait effectivement dans un processus d'idéologisation, où les valeurs défendues par celui-ci se figent en vérités absolues. La «récupération» des idées soixante-huitardes, principalement libertaires et hédonistes, ne vient pas d'ailleurs. On n'a pas fini de gloser sur cet aspect de la question. Un livre récent mais déjà oublié, d'un citoyenniste «éclairé», Mai 68, l'héritage impossible de Jean-Pierre Le Goff, s'attachait à montrer que le retournement progressif des idéaux et valeurs critiques de 68 en un nouveau conformisme soutenant le «néo-libéralisme» aurait été un chemin logique et que cela prouvait que «cet échec inévitable est celui-là même de l'idée révolutionnaire en sa prétention à faire table rase et à construire un homme et un monde totalement nouveaux». On voit bien ici où l'idée de «récupération» peut mener quand on tend à identifier confusément ce que voulaient les acteurs sociaux sur le moment et ce qu'ils ont réellement obtenu. Il est vrai que pour Le Goff, partisan d'un «État qui incarne et maintienne l'unité du vivre-ensemble», d'une «société [qui] ne saurait se passer de hiérarchie et d'élites», il importe d'en finir coûte que coûte avec «le syndrome de la table rase» et la revendication utopique du «vivre autrement». Malgré des objectifs différents, on remarquera que, sur ce point, le raisonnement «encyclopédiste» peut rejoindre le citoyennisme.
La question primordiale pour le mouvement révolutionnaire aux lendemains de 1968 n'était donc pas l'évacuation pure et simple de la question ouvrière, du marxisme, des vieilles théories prolétariennes de la révolution, encore moins d'une Raison jugée trop oppressante et faisant le jeu de tous les pouvoirs, ni même de la conception de progrès historique, mais bel et bien l'articulation entre anciennes et nouvelles luttes dans un mouvement plus général, et cette question, n'en déplaise à l'E.d.N., était bel et bien posée dans les débats de 1968 et des années qui suivirent. Qu'elle ne fut pas résolue, et l'histoire des luttes des années 70 le prouve, voilà un point sur lequel l'E.d.N., si férue de donner des leçons historiques, aurait pu se pencher. Certes, cette résolution ne pouvait être ni les «conseils autonomes de travailleurs», ni le «pouvoir étudiant», ni la «révolution culturelle», mais on ne voit pas non plus comment la seule présence de «révolutionnaires avancés» sur «le terrain des luttes particulières» aurait rendu possible à elle seule une telle résolution, encore moins pourquoi celle-ci aurait dû se traduire en un front commun de défense des «bonnes vieilles valeurs» ! Il faut dire que l'I.S., en 1972, avait cru trouver la solution en proclamant le mot d'ordre, au fond très abstrait, de «l'exigence de la vie». L'E.d.N., en 1984, n'en a guère dit plus et a même été en deçà de ce qui était alors sous-entendu dans ce slogan. Finalement, l'échec de 68 reste, pour la conscience situationniste et ceux qui s'en réclament les héritiers, très mystérieux.
Autrement plus judicieux et instructif aurait été de concentrer la réflexion critique sur les réelles faiblesses du mouvement révolutionnaire naissant dont la principale, et non la moindre, pouvait se trouver dans cette impasse politique menant à des expériences toujours plus singulières qui caractérisa la grande partie «des nouveaux mouvements sociaux». On aurait vu ainsi que les causes de la «récupération» ne venaient pas tant de la volonté de changer totalement et radicalement le monde et la vie, que de l'incapacité à traduire cette volonté pratiquement en une nouvelle politique révolutionnaire. Le mouvement de Mai 68, qui se déclencha à partir de la révolte étudiante (mais dont les causes profondes doivent être cherchées au-delà, dans la contestation éparse de la «société de consommation») et qui réussit à ébranler temporairement le pouvoir politique en place, en paralysant l'activité sociale «ordinaire» par le biais d'une importante grève générale, était en effet apparu comme un véritable coup de tonnerre, mais disparut tout aussi vite que l'éclair. Jamais l'État ne s'était disloqué aussi rapidement, et jamais ne se reconstitua-t-il, face à une contestation généralisée, avec autant de facilité. Ce qui s'ensuivit n'eut plus guère l'allure que de quelques escarmouches contre l'immensité titanique du plus froid des monstres froids. Si la spontanéité, l'effet de surprise, la remise en question généralisée de tout avaient pu constituer la force du mouvement de 68 , tout cela cependant devint vite un inconvénient majeur dans le jeu de la révolution, ne serait-ce que dans l'affrontement avec un pouvoir organisé qui, une fois reconnu le danger, trouvait un adversaire, certes fortement agité, mais nullement menaçant. Les manifestations pourraient continuer de passer devant l'Assemblée nationale sans s'arrêter et les révolutionnaires s'épuiser dans leurs diatribes à Charléty, en Sorbonne, à Billancourt et ailleurs; tant qu'un contre-pouvoir ne s'instaurait pas et revendiquait la disparition du pouvoir en place, ce dernier pouvait couler des jours tranquilles et effectuer sans problème majeur les opérations de retour à l'ordre28. C'est seulement en ce sens qu'on peut affirmer que le mouvement de 68 était utopique, c'est-à-dire qu'il exprimait le désir radical d'une autre société, mais il ne faisait que l'exprimer. Non pas que ce désir était proprement irréalisable ou nécessairement voué à se satisfaire d'un renoncement à la «prétention» révolutionnaire et d'une adhésion au conformisme actuel. C'est proprement la croyance en une révolution spontanée, sans projet, qui ferait s'évaporer l'ordre ancien par le seul fait qu'elle le désire, qui a conduit ce qu'il y avait de plus vivant et de plus neuf en 68 à son intégration comme «révolution des mœurs29 », qui a conduit à l'épuisement et à la décomposition de sa dimension contestatrice pour aboutir aujourd'hui à une certaine idéologie «associative» et à la réaction citoyenniste qui parle de «renouveler la politique démocratique» en nous ressortant le vieux programme du républicanisme bourgeois. Comme le montrèrent de nombreux groupes révolutionnaires dans les années 60 et 70, la critique de la politique devait sans nul doute être effectuée; il fallait rompre avec l'aliénation politique sous ses aspects les plus divers: de l'État aux organisations bureaucratiques, en passant par le militantisme, la manipulation idéologique, la volonté de domination, etc. Mais, de même que la critique de l'économie politique sait que le capitalisme est une force matérielle réelle qui ne s'évanouira pas par une simple négation idéaliste de l'économie30, la critique de la politique ne doit pas s'identifier à une évacuation pure et simple des questions politiques que pose tout projet révolutionnaire. Sans entrer dans le détail de ce problème, retenons simplement pour le moment que le refus en 1968 d'affronter ce genre de questions déterminantes pour la transformation de la société, ôta tout moyen au mouvement pour la réalisation de ses désirs.
En effet, si l'apparition des «nouveaux mouvements sociaux» dans les années 70 pouvait laisser penser qu'ils allaient supplanter à l'avenir, dans son rôle de force révolutionnaire centrale, le vieux mouvement ouvrier en déclin, mis à part quelques groupuscules gauchistes, tous ceux qui avaient pris la mesure des questions nouvelles concernant le «vivre autrement» crurent avoir dépassé les anciennes questions et s'engagèrent dans la voie des «révolutions moléculaires» où tous les aspects de la vie devenaient «politiques». Ce qui revenait finalement à dire que la politique n'existait pas et n'était qu'une aliénation idéologique. Il semblait inutile, dans cette mesure, de constituer un mouvement d'ensemble; il suffisait, pour avoir le sentiment de lutter révolutionnairement contre la société moderne, d'accomplir des gestes «radicaux» et d'adopter des attitudes non moins «radicales» dans chaque aspect particulier de la vie quotidienne31. Il ne s'agissait plus de viser «le centre du monde existant», mais de harceler, comme dans une guérilla, le système de domination et d'exploitation dans ses divers points «périphériques». D'autres, encore plus «radicaux», prônaient le retour à la terre et la fuite en Orient, «hors du monde». La spontanéité révolutionnaire aurait bien fait le reste. On a vu, au contraire, la confusion gagner la multitude de ces «nouveaux mouvements sociaux» qui évoluèrent rapidement vers le réformisme social-démocrate, quand ce n'était pas le «néo-libéralisme» - mais on ne voit plus guère, par ailleurs, ce qui différencie aujourd'hui ces deux courants - tandis que les communautés «libres» du Larzac et d'ailleurs se disloquèrent ou se transformèrent en petites entreprises néo-rurales, orientées vers la culture «bio».
Le mouvement révolutionnaire issu de 1968, dont il faudrait faire l'histoire détaillée, ne s'est donc pas décomposé mystérieusement par l'effet conjugué d'on ne sait quelle perte d'intelligence et d'on ne sait quel affaiblissement du désir. Ses «erreurs» ne sont ni «l'abstention», ni «l'identification abstraite au prolétariat», ni une «attente irréaliste dans les luttes ouvrières32». Tout au plus, ce ne sont là que les «erreurs» propres à un certain gauchisme auquel pourraient se rattacher plusieurs «pro-situs». Au contraire, l'approfondissement considérable de la question révolutionnaire par les «nouveaux mouvements sociaux», autour de la critique généralisée de la vie quotidienne, apport qui ne saurait être remis en question, s'est effectué le plus souvent en dehors des luttes ouvrières, non seulement parce que le mouvement ouvrier tenait pour suspectes ces revendications d'une «vie autre», libérée du travail, mais aussi parce que «le courant radical des partisans d'une critique sociale moderne» avait rompu délibérément avec le mouvement ouvrier tel qu'il était alors représenté33. Mais cette séparation fut fatale dans la mesure où le «mouvement moderne de la révolution» ne put jamais s'articuler par rapport au problème central de la société: le capital et sa reproduction. Il ne s'agissait certes pas pour ce mouvement de se subordonner au mouvement ouvrier, de s'y établir pour obtenir la révélation de la vérité révolutionnaire, mais néanmoins de trouver une liaison avec lui, autour d'une critique centrale de la totalité sociale qui prenne en compte le monde du travail et de la production. Le mouvement issu de 1968, morcelé en de multiples luttes «partielles» ou «particulières», n'aura jamais constitué de «totalité vivante34» et c'est une mystification de prétendre le contraire, mystification ayant pour but de camoufler les impasses dans lesquelles le «parcellaire» avait conduit tant d'individus et de groupes, des féministes aux écologistes en passant par les autonomistes, les partisans d'une révolution essentiellement culturelle, ceux de la révolution sexuelle35, etc.
Ainsi, pour l'E.d.N., «sauver le possible […] contenu» dans Mai 68 se résume à ne tirer aucune véritable leçon historique et à présenter les faiblesses du nouveau mouvement révolutionnaire comme ses principaux acquis; et pour cause, elle est le produit de ces faiblesses. Comme les gauchistes soixante-huitards qu'elle prétend dénoncer - mais tous les gauchistes se lancent mutuellement la pierre -, elle pleurniche sur «la disparition de l'ancien mouvement ouvrier, écrasé ou intégré». Elle regrette que «les partisans d'un programme de subversion totale» n'aient pas rejoint les quel ques luttes ouvrières où apparaissaient un courant autonome, sans se rendre compte qu'elle répète ici cette «identification abstraite au prolétariat». Et comme ce genre de révolution ne lui a pas été servie comme sur un plateau, elle se réfugie dans les mythes politiques de rechange: la transformation de la société par le retour idéaliste à la nature ou l'attente millénariste du grand chambardement. Elle ne perçoit rien du caractère moderne de 68, ni de ses suites, car son rapport à l'histoire des révolutions proches ou lointaines se réduit à celui de la contemplation résignée. Elle ne peut donc rien en saisir pour les révolutions à venir et pour les tâches pratiques qu'elles auraient à accomplir. Elle n'est donc pas apparue en 1984-1985 pour trouver un «nouveau départ de la révolution» mais pour fustiger ceux qui voudraient «refaire 68», c'est-à-dire ceux qui ne manqueraient pas de mettre au rancart les prétendus héritiers de 68 qui se voulaient, en plus, propriétaires de la critique sociale.
On peut en convenir: l'E.d.N. est apparue dans un contexte historique peu favorable à la critique révolutionnaire. De la décomposition du mouvement des «années 68» à l'absence de tout mouvement de contestation sociale équivalent, tout concourait, dès les années 1980, à l'entretien d'un scepticisme profond quant aux chances d'un quelconque retour d'une révolution. Aussi les multiples remarques de l'E.d.N. sur l'apathie de ses contemporains, sur leur désintérêt extrême pour la critique sociale («l'idée d'une émancipation ne signifie plus rien pour l'immense majorité36»), semblent parfaitement justifiées, d'autant plus qu'elles accompagnent une dénonciation de l'ordre - ou du désordre - actuel des choses comme étant proprement inhumain. Cependant, le discours de l'E.d.N. sur son temps ne dépasse guère, en ce sens, les divers discours, devenus aujourd'hui familiers, qui glosent de façon désolée sur «la condition post-moderne», sur la perte généralisée du sens dans l'histoire, sur l'impossibilité radicale d'une transformation révolutionnaire de la société. Ainsi, la participation critique de l'E.d.N. à son temps n'est-elle qu'apparente, car la pierre angulaire de toute sa construction soi-disant théorique, qui consiste à justifier, dans un premier temps, le prudent report, puis l'abandon pur et simple d'une perspective révolutionnaire par le fait qu'un «tournant historique» l'aurait rendue inconcevable, se trouve être également celle de cette croyance désormais fort répandue «qu'on en a fini avec cette inquiétante conception, qui avait dominé durant plus de deux cent ans, selon laquelle une société pouvait être critiquable et transformable, réformée ou révolutionnée37». Sans doute, l'E.d.N. ne se réfugie pas dans l'apologie du monde existant et ne se place pas dans la pure contemplation de «l'effondrement» qu'elle évoque sans cesse. Cependant, elle escamote l'idée même de révolution en lui substituant des solutions pratiques à la petite semaine qui ne se démarquent guère des conceptions éclectiques du post-modernisme. Elle ne veut s'en tenir qu'à ce qui est - son insistance à faire preuve de réalisme qui ressemble plutôt à un programmatisme - et au possible, s'adressant uniquement aux individus, renvoyant toujours chacun à sa responsabilité personnelle, elle ne cherche qu'à empêcher que quelques vieil les réalités ne s'évanouissent dans la fuite éperdue du temps, au besoin faire resurgir une «richesse humaine» repêchée dans les sociétés du passé. Rien n'exprime mieux ce rapport étroit avec la misère de la pensée dominante de notre temps que les propos récents de René Riesel, devenu le dernier relais de la pseudo-critique encyclopédiste. «Je sais ce que je dois à Debord, nous explique-t-il fièrement, mais, plutôt que de le relire cent fois, je préfère observer le monde tel qu'il est aujourd'hui38.» Il lui aurait peut-être suffi de ne le lire qu'une fois, mais autrement, pour «observer le monde tel qu'il est» d'un point de vue moins stérile que celui qui ne voit d'autre perspective pour la société présente - mais sans trop y croire - qu'un «processus historique de l'humanisation» se réduisant «au réapprentissage et au réinvestissement d'un certain nombre de savoir-faire perdus»; outre des relents de l'utopie moralisante hippie, amputée néanmoins de sa dimension communautaire, il faut sans doute entendre qu'élever des moutons, par exemple, devrait se révéler une solution enthousiasmante pour les pauvres «barbares» urbains, pris dans «leur nihilisme» et leur «absence de perspectives». Voilà le genre de programme qui devrait s'offrir comme «nouveau pari de la révolution»! Pas plus que dans une critique heideggerienne, dans les écoles néo-bouddhiques ou dans les leçons de sociologie bourdieusiennes du Monde diplomatique, ce n'est pas dans les vagues plaintes humanistes et anti-industrielles de l'E.d.N. que «la volonté de transformer la société existante» pourra trouver un éventuel «point d'appui», ne serait-ce que théorique. Au mieux, trouvera-t-elle seulement un Kaczinsky à la geste désespérée39.
Tout ceci indique assez clairement que l'E.d.N. est une des expressions «post-modernes» de la décomposition culturelle qui caractérise notre société depuis, au moins, le milieu du xxe siècle. C'était justement un des mérites de l'I.S., «dès ses origines», d'avoir cerné ce problème: «L'aboutissement présent de la crise de la culture moderne est la décomposition idéologique. Rien de nouveau ne peut plus se bâtir sur ces ruines, et le simple exercice de l'esprit critique devient impossible, tout jugement se heurtant aux autres, et chacun se référant à des débris de systèmes d'ensemble désaffectés, ou à des impératifs sentimentaux personnels40.» C'est à partir de ce contexte qu'elle avait pu définir sa tâche de «réinventer la révolution» comme étant d'abord une lutte contre la confusion idéologique régnante. La situation, à ce propos, n'a guère changé dans le fond, si bien que l'on pourrait reprendre mot pour mot ce que l'I.S. énonçait en ces termes il y a quarante ans: «S'il y a quelque chose de dérisoire à parler de révolution, c'est évidemment parce que le mouvement révolutionnaire organisé a disparu depuis longtemps des pays modernes, où sont précisément concentrées les possibilités d'une transformation décisive de la société. Mais tout le reste est bien plus dérisoire encore, puisqu'il s'agit de l'existant, et des diverses formes de son acception. Le terme "révolutionnaire" est désamorcé jusqu'à désigner, comme publicité, les moindres changements dans le détail de la production sans cesse modifiée des marchandises, parce que nulle part ne sont plus exprimées les possibilités d'un changement central désirable. Le projet révolutionnaire, de nos jours comparaît en accusé devant l'histoire; on lui reproche d'avoir échoué, d'avoir apporté une aliénation nouvelle. Ceci revient à constater que la société dominante a su se défendre, à tous les niveaux de la réalité, beaucoup mieux que dans la prévision des révolutionnaires. Non qu'elle est devenue plus acceptable. La révolution est à réinventer, voilà tout41.»
Le «tournant historique» évoqué par l'E.d.N. n'est donc pas nouveau, preuve en est l'histoire de l'I.S., mais aussi d'autres acteurs, il n'interdit aucunement de saisir l'enjeu réel de l'époque, celle de la crise de la modernité, comme étant bien celui de la «nécessité secrète de la révolution», son «désamorçage» ou sa «réinvention». Or, depuis 1945, date-symbole chargée de sens apocalyptique avec des événements comme Hiroshima ou la Shoah, les intellectuels révolutionnaires, saisis de doute, opèrent, selon le mot de Breton, un «renversement de signe42». Le désenchantement de l'après-68 auquel participe l'E.d.N. ne fait que rejoindre le courant de ce long processus, où l'on aura pu voir aussi bien le pessimisme critique d'Adorno et de Horkheimer, la théorie de la société close et unidimensionnelle de Marcuse, le révisionnisme d'Arguments, les diverses déconstructions du marxisme, etc., en constituer les différentes étapes. La disparition du mouvement d'avant-garde culturelle y participe également. Liés historiquement au mouvement révolutionnaire qui secoua la société capitaliste, quand celui-ci se trouva défait, les tenants de cette avant-garde se virent placés devant l'alternative décevante de la dissolution ou de la parodie répétitive d'une gestuelle du scandale. Ce qu'il faut ainsi apercevoir du déclin de mouvements comme le surréalisme après 1945, nous pouvons aussi le comprendre de ce qu'il est advenu du mouvement situationniste après 1968, principalement grâce à l'exemple même de l'E.d.N. Chez elle, qui a refusé d'emblée la notion d'avant-garde, il ne peut plus inéluctablement qu'y avoir résignation dans la compréhension du rôle de l'intellectuel révolutionnaire, car «l'avant-garde» n'y est pas dénoncée pour avoir failli à sa tâche (opérer une liaison avec le mouvement révolutionnaire dans la société) mais pour s'être donnée une telle tâche. L'E.d.N. ne pouvait donc, dans ces conditions, que rejoindre la confusion idéologique présente, s'emparer des valeurs vides et ruinées du passé pour camoufler son propre vide; s'installer dans la nullité en dissimulant le néant culturel existant au moyen d'un vocabulaire approprié, puisé dans une doxa situationniste. Elle est l'illustration présente que, pour ce qui est des modes persistantes, une forme diluée du situationnisme se rencontre partout, qui a tous les goûts de l'époque situationniste, et aucune de ses idées, et qui trouve son esthétique dans la répétition. L'E.d.N., à ce stade sénile-passéiste, est ainsi incapable aussi bien d'avoir une position idéologique que d'inventer quoi que ce soit: elle cautionne des charlatanismes toujours plus vulgaires, et en demande d'autres.
De là découlent ses sempiternelles hésitations, ses râles et grognements de chien malade, devant l'apparition du moindre mouvement de masse. C'est qu'elle n'a jamais pu faire son temps. En 1986, elle saluait tardivement43 «une lutte qui se (voulait) explicitement sans dirigeants ni vedettes», mais pour y reconnaître des «vérités anti-politiques» qui semblaient la satisfaire. En 1996, faisant part de ses Remarques sur la paralysie de décembre 199544, elle considérait que ce qui venait de se produire n'était qu'une immense «mise en scène syndicalo-médiatique de l'affrontement», un «Mai virtuel», un «simulacre», pour en conclure, faisant un trait sur la possibilité d'une pratique collective des luttes, «qu'on sait pourtant que dans un monde si désastreusement unifié, on ne peut se sauver tout seul. […] Mais par où commencer? Disons qu'il faut commencer de se sauver tout seul […] ». Disons plutôt que c'est ainsi que tout finit. Enfin, son récent investissement dans la lutte contre les O.G.M. ne l'a pas pour autant ramenée dans la sphère de la praxis historique. Encore une fois, elle est arrivée après coup sur le terrain de la contestation (après l'action menée à Nérac par R. Riesel et des membres de la Confédération paysanne qui fut suivie de toute une série d'actes «sauvages») quand une orchestration médiatique a commencé à se faire sentir, et toujours prudemment, à petits pas, avec une ironie voltairienne se raillant de l'incapacité des masses à constituer un front de jardiniers contre la diablerie génétique. En effet, lorsqu'elle a rédigé un premier ouvrage sur la question, elle n'a pas remarqué que toute cette agitation anti-O.G.M. pouvait aboutir à autre chose qu'une simple protestation anti-moderniste. Et, dans la suite, malgré le ralliement d'un Riesel à son cénacle, elle fait toujours triste figure quand il s'agit de trouver un sens à l'histoire. Elle reste à côté pour vendre quelques livres, sait-on jamais…
Ainsi, dans son désintérêt croissant pour les diverses luttes sociales, l'E.d.N. finit-elle par rejoindre ce qu'elle méprisait au départ: elle ne se réfugie peut-être pas «sous la tente de la totalité», mais elle campe tout de même dans ses opinions. Ce qu'elle critique dans la contestation qui surgit en son temps, c'est qu'elle ne s'oriente pas dans la direction qu'elle a toujours indiquée: la critique du progrès. Et comme cette incantation (la critique du progrès, la critique du progrès, la critique du progrès…) lui fait office de «conscience critique», elle ne peut reconnaître aucune vérité dans une histoire qui semble bel et bien poser des questions autrement. Pour l'E.d.N., hormis le retour au jardin, avec sans doute, derrière le potager, un bel abri anti-nucléaire, agrémenté d'une bibliothèque comportant les œuvres complètes de Joseph de Maistre, il n'y a de valable que le terrorisme nihiliste d'un Kaczinsky ou les actes forcément isolés qui reprennent «les accents de la subversion anti-industrielle de cette révolution inconnue qui, depuis les Luddistes et les Canuts, court tel un fil secret à travers l'histoire des luttes sociales». Il est vrai qu'il en est d'autres qui préfèrent attendre le retour du Messie, et pourquoi pas également Th. Münzer, Spartacus ou l'homme de Neandertal? Et pourtant… les révolutionnaires de demain continueront obstinément à tirer leur poésie du futur.
Il faut s'en remettre à l'incontournable conclusion: l'E.d.N. accompagne son temps comme un situationnisme achevé, les restes formolisés de ce qui se voulut la critique la plus radicale et la plus subversive de la fin du xxe siècle. À trop vouloir conserver, défendre, sauver, l'E.d.N. trahit dans son langage ce qu'elle a toujours voulu soigneusement cacher: son aversion pour le mouvement historique qui dissout l'ordre existant, à savoir la révolution sociale. Elle traduit aussi, par ce biais, les intérêts profondément contradictoires de l'élite intellectuelle contemporaine, partagée entre son désir d'être reconnue par la société et son incapacité réelle à comprendre la société. Ainsi, il est au moins une vérité dont elle peut s'enorgueillir d'avoir trouvé la juste formulation: nous vivons bien après un effondrement, mais c'est du sien qu'il s'agit et, au-delà, de toute une conception, devenue rétrograde, de la critique sociale. L'E.d.N. ne gagnera pas de lauriers; elle aura tout au plus une place dans le décor actuel de la décomposition idéologique: les éloges de Finkielkraut, de Charlie-Hebdo, du Figaro ou du Monde diplomatique, qu'importe! Il lui faudra s'en contenter.
Mais, pour ceux qui n'entendent pas retourner la terre ou se payer de la liberté dans un petit travail indépendant, pour ceux qui se préoccupent encore de la question sociale et qui pensent et veulent «le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés», il faudra rompre avec un tel milieu et aller plus avant.
«Tu dis que l'époque est de plus en plus morte. Mais: oui et non. Il nous semble, à beaucoup de signes, que des forces vivantes commencent à se chercher, à surgir derrière les décors officiels (gauche ou droite, cour ou jardin) du lamentable théâtre de l'époque. C'est encore à jouer.»
(Debord, Correspondance, lettre à Chtcheglov, avril 1963)
1. «Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps», in La Véritable Scission dans l’Internationale.
2. «Histoire de dix ans», Encyclopédie des Nuisances.
3. «Discours préliminaire», E.d.N.
4. «Quand nous pensons à ces dix années, à la forme qu’elles ont donnée à l’esprit du temps, à la trame qu’elles ont tissée, sur laquelle les figures de l’inconscience brodent leurs prévisibles entrelacs, nous pensons d’abord à l’impuissance, puis à l’inquiétude. Impuissance des individus dont la vie entière est plus que jamais soumise aux délirantes exigences du système de la production présente, et que leur pitoyable bavardage justificatif, comme leur faux cynisme ou leur affectation d’euphorie, ne font que rendre plus manifeste. Inquiétude qui s’empare d’eux quand ils voient, et ils le voient presque à chaque instant, que les compensations qu’ils ont cru trouver à leur renoncement sont, même en tant que très pauvres satisfactions matérielles, extrêmement précaires: car elles sont partout empoisonnées par la réalité du travail aliéné qui est à leur origine, et dont leur prolifération n’a fait qu’étaler la misère et la nocivité», «Histoire de dix ans».
5. «Discours préliminaire».
6. J. Semprun, Dialogues sur l’achèvement des temps modernes.
7. Remarques sur la paralysie de décembre 1995.
8. Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces.
9. J.-M. Mandosio, Après l’effondrement. Notes sur l’utopie néotechnologique.
10. Au nom de la raison, tract du 12 janvier 2001.
11. Voir principalement les «Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps». Plus particulièrement, on peut retenir, dans le même texte, page 47 : «Les pro-situs érigent leur impatience et leur impuissance en critères de l’histoire et de la révolution; et de la sorte ils ne voient presque rien progresser en dehors de leur serre bien close, où réellement rien ne change. En fin de compte, tous les pro-situs sont éblouis par le succès de l’I.S. qui, pour eux, est vraiment quelque chose de spectaculaire, et qu’ils envient aigrement.»
12. Il faut évidemment relativiser cette assertion, en rappelant que l’influence situationniste sur les mouvements sociaux de l’époque restait très marginale. Il faut en revanche rappeler qu’elle était souvent présente dans les expressions les plus radicales des luttes d’alors, qui furent hélas trop rares.
13. La Véritable Scission dans l’Internationale.
14. L’«autodissolution» de l’I.S. proclamée par Debord et Sanguinetti ne faisait que ratifier un processus interne de décomposition de l’I. S. qui avait peut être commencé dès avant 1968 mais qui ne devint manifeste qu’à partir de la crise organisationnelle de 1970-1971.
15. Lettre de Debord à Baudet et Martos, 9 sept. 1987, Correspondances Martos-Debord.
16. Ibidem.
17. Principalement les thèses 14, 15, 16, 17 et 18 qui évoquent l’autodestruction du système économique marchand et le problème croissant de la pollution généralisée de l’existence. Cf. La Véritable Scission dans l’Internationale, op. cit.
18. Lettre de Debord à Baudet et Martos, op. cit.
19. «Abrégé», E.d.N. n° 15.
20. Ici sont désignés «Péret et ses amis», c’est-à-dire ce qui restait du mouvement surréaliste et que l’I.S. critiquait pour n’être plus à la hauteur des tâches révolutionnaires qu’il s’était données «originellement». Pour les diverses citations de l’I.S. que nous donnons, voir les n° 1 & 2 de la revue datant respectivement de juin et décembre 1958.
21. La Véritable Scission dans l’Internationale, op. cit.
22. Lettre de Debord à Martos-Baudet, op. cit.
23. «Histoire de dix ans»
24. «68, c’est la fin et le début de quelque chose. C’est la fin de «la révolution». Nous nous débarrassons de l’idée du changement de la société par la violence, et toute cette mythologie. Et c’est le début d’une réflexion sur des questions occultées jusque-là». H. Hamon, interview dans le Journal du Dimanche du 25 février 2001.
25. Voir «Histoire de dix ans».
26. Comme la critique de l’I.S., cette appréciation critique de 68 est devenue explicite en 1992, dans l’article «Abrégé». En 1984-85, l’E.d.N., en toute orthodoxie, parlait elle-même de ces conseils de travailleurs qu’elle trouve, en 1992, plutôt inintéressants et complètement dépassés ! Mais il n’y a pas, à proprement parler, «retournement de veste» de sa part, car elle affichait déjà, dès sa formation, un profond scepticisme quant à la valeur du projet révolutionnaire hérité.
27. «Pour prendre seulement un exemple, la perspective de “l’univers entier mis à sac pour les conseils de travailleurs” (I.S. n° 12) n’était plus vraiment de nature à susciter l’enthousiasme, si elle l’avait jamais été, alors que d’autres, sur ce point plus lucides, dénonçaient déjà la mise à sac effectivement en cours de l’univers par les maîtres de l’industrie». «Abrégé» (E.d.N. n° 15).
28. Cet aspect problématique du mouvement de 68 avait déjà été saisi par d’autres que nous, dès 68 même . Voir, par exemple, cette réflexion de Castoriadis dans son article «La révolution anticipée», dans l’ouvrage Mai 68 : la brèche : « Les étudiants révolutionnaires sentent une antinomie entre l’action et la réflexion; entre la spontanéité et l’organisation; entre la vérité de l’acte et la cohérence du discours; entre l’imagination et le projet. C’est la perspective de cette antinomie qui motive, consciemment ou non, leur hésitation.
«Elle est nourrie par toute l’expérience précédente. Comme d’autres perdent des décennies, ils ont vu dans quelques mois ou semaines la réflexion devenir dogme stérile et stérilisant; l’organisation devenir bureaucratie ou routine inanimée; le discours se transformer en moulin en paroles mystifiées et mystificatrices; le projet dégénérer en programme rigide et stéréotypé. Ces carcans, ils les ont fait éclater par leurs actes, leur audace, leur refus des thèses et des plates-formes, leur collectivisation spontanée.
«Mais on ne peut pas en rester là. Accepter cette antinomie comme valable, comme dernière, comme indépassable, c’est accepter l’essence même de l’idéologie capitaliste bureaucratique, c’est accepter la philosophie et la réalité qui existent, c’est refuser la transformation réelle du monde, c’est intégrer la révolution dans l’ordre historique établi. Si la révolution n’est que explosion de quelques jours ou semaines, l’ordre établi (qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non) s’en accommode fort bien. [...]
«Se laisser enfermer dans le dilemme: le moment d’explosion créatrice et la durée qui ne peut être qu’aliénation, c’est rester prisonnier de l’ordre établi. Accepter le terrain où ce dilemme peut-être posé, c’est accepter les présupposés ultimes de l’idéologie dominante depuis des millénaires. C’est être la sainte Thérèse de la révolution, prête à payer par des années de sécheresse les rares instants de grâce.»
29. Malgré son échec politique, Mai 68 aurait trouvé sa victoire dans le profond bouleversement des mœurs et des mentalités: éclatement de la famille, reconnaissance des droits des femmes, de l’homosexualité, de l’amour libre, etc. Mais il s’agit plutôt d’une illustration de sa défaite, non dans le fait qu’un ancien ordre moral s’est effondré, que beaucoup aujourd’hui semblent regretter, mais dans la mesure où cette modification a renforcé le processus de privatisation de l’homme moderne et éloigné celui-ci des préoccupations de la vie publique. Cette «révolution des mœurs» s’accomplissait de toute façon dès avant 1968 par l’instauration d’une société de consommateurs. La liberté des mœurs, réclamée en 1968, ne correspondait en aucun cas avec les exigences du conformisme contemporain qui réclame cette liberté individuelle pour étendre le champ de la consommation.
30. Nous n’énumérons pas les multiples théories abracadabrantes qui prétendent qu’il suffit de nier la dimension économique pour abolir la domination de l’économie marchande. Le plus délirant dans le genre fut sans doute le pro-situ Voyer.
31. Nous noterons combien le citoyennisme actuel hérite de cette façon d’envisager les luttes. C’est avant tout, en effet, sur la responsabilité personnelle de chaque citoyen, sur son attitude dans sa vie privée, que l’on parie dans ce genre d’idéologie; l’action d’ensemble, l’organisation collective, etc, ressortent en toute logique à des organisations séparées, qui reprennent le même fonctionnement bureaucratique de la division des tâches, du maintien de la hiérarchie, etc.
32. «Histoire de dix ans».
33. Nous n’entendons pas ici que les révolutionnaires de cette époque ne se préoccupèrent pas d’étendre leur influence dans le milieu ouvrier. Pour ne prendre que l’exemple de l’I.S., il y eut un intérêt évident pour les formes «sauvages» de la contestation ouvrière d’alors et Vaneigem alla jusqu’à suggérer un «coup de Strasbourg des usines». Il faut cependant écarter l’interprétation d’une I.S. portée vers l’ouvriérisme. «Ce ne sont pas tant les situationnistes qui sont conseillistes, ce sont les conseils qui auront à être situationnistes», écrivait alors Debord, rappelant ainsi que la révolution n’était pas à rechercher dans la répétition pure et simple des conseils ouvriers, mais plutôt dans un élargissement et un approfondissement de ce type d’organisation. Il y avait donc rupture avec le mouvement ouvrier dans la mesure où celui-ci, sous la forme organisationnelle de partis et de syndicats, s’était intégré à la société capitaliste moderne, mais aussi dans la mesure où le modèle historique du conseil ouvrier pouvait se révéler insuffisant; il n’y avait cependant pas rupture avec l’idée que le mouvement ouvrier puisse redevenir révolutionnaire dans son ensemble, mais ceci n’entendait pas, bien entendu, son retour sous sa forme traditionnelle (syndicaliste-révolutionnaire, conseilliste, ou autre), ni qu’il devrait être l’unique solution révolutionnaire.
34. «Histoire de dix ans».
35. Nous parlons ici des impasses d’ordre politique, et non d’une façon absolue. Réévaluer ces différentes revendications «parcellaires» n’est pas prôner un retour à l’ordre moral; nous le savons, de toute façon, dans l’ordre actuel des choses, celles-ci demeurent insatisfaites et détournées de leur objectif premier de changer la vie réellement.
36. J. Semprun, Dialogues sur l’achèvement des temps modernes.
37. G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle.
38. Interview de R. Riesel, Libération du 3-4 février 2001.
39. Après avoir retraduit Kaczinsky dans un sens plus «encyclopédiste», l’E.d.N.E.d.N. à ce trait que la référence à Kaczinsky y devient presque obligatoire. peut présenter désormais celui-ci comme le modèle à suivre, non seulement dans la pratique, mais également dans la «théorie». On reconnaîtra souvent un discours proche des positions de l’
40. G. Debord, Rapport sur la construction des situations.
41. «Instructions pour une prise d’armes», I.S. n° 6.
42. «Et pourtant, cette fin du monde, je n’éprouverais pas le moindre embarras à dire qu’aujourd’hui nous n’en voulons plus. (...) Nous avons beau nous interroger sur ce qui peut couver dans les boucles du professeur Einstein ou prospérer derrière la brosse dure de l’étrange camarade Staline, non: ce n’est pas vraiment de ce suprême tableau de chasse qu’il s’agissait. Cette fin du monde n’est pas la nôtre. Tant que son éventualité subsiste nous ne voyons aucun obstacle à marquer à ce sujet un revirement total, à procéder délibérément à un renversement de signes.» A. Breton, La Lampe dans l’horloge (1948).
43. Par un tract du 10 décembre 1986, c’est-à-dire quelques jours après la fin du mouvement lycéen et étudiant d’alors.
44. Ouvrage remarqué alors par la critique littéraire de Charlie-hebdo qui voyait en l’E.d.N. «le seul éditeur dont tous les titres, sans exceptions, sont recommandables».
CONTRE L'E.D.N.
CONTRIBUTION À UNE CRITIQUE DU SITUATIONNISME
PARIS 2001
« Pourtant, le faux désespoir de la critique non dialectique
et le faux optimisme de la pure publicité du système sont
identiques en tant que pensée soumise. »
G. Debord, La Société du spectacle
« Être dialecticien signifie avoir le vent de l’histoire dans
les voiles. Les voiles sont les concepts. Mais il ne suffit
pas de disposer de voiles. Ce qui est décisif, c’est l’art de
savoir les mettre. »
W. Benjamin, Paris capitale du XIX e siècle
et le faux optimisme de la pure publicité du système sont
identiques en tant que pensée soumise. »
G. Debord, La Société du spectacle
« Être dialecticien signifie avoir le vent de l’histoire dans
les voiles. Les voiles sont les concepts. Mais il ne suffit
pas de disposer de voiles. Ce qui est décisif, c’est l’art de
savoir les mettre. »
W. Benjamin, Paris capitale du XIX e siècle
IL Y A QUELQUE CHOSE de pourri au royaume du négatif. Tout ce qui se présente aujourd’hui comme critique radicale de la société entonne fièrement le
refrain de la nécessaire critique des illusions idéologiques sécrétées par ce monde.; elle a seulement oublié de lutter contre l’idéologie en son sein, et la doctrine d’interprétation des faits existants qui lui permet de camoufler sa propre misère se nomme maintenant situationnisme. Il ne s’agit pas uniquement de ce situationnisme ambiant qui nourrit l’époque.: des salonneries médiatiques d’un Sollers aux élucubrations néo-heideggeriennes d’un Agamben1, en passant par les vulgaires récupérations diverses et variées qui peuvent se faire de l’œuvre de Debord. Ici, le phénomène n’est pas nouveau.: «.situationnisme.» n’y est effectivement qu’un «.vocable privé de sens.», conçu par de flagrants «.anti-situationnistes.». On y reconnaît aisément la volonté de récupération, pour le maintien de cette société, de quelques idées découvertes et développées dans le cadre de l’Internationale Situationniste mais qui, séparées de la totalité révolutionnaire dans laquelle elles s’inscrivaient, perdent de leur signification réelle pour ne plus servir qu’à rendre quelques couleurs au décor suranné de ce monde.
refrain de la nécessaire critique des illusions idéologiques sécrétées par ce monde.; elle a seulement oublié de lutter contre l’idéologie en son sein, et la doctrine d’interprétation des faits existants qui lui permet de camoufler sa propre misère se nomme maintenant situationnisme. Il ne s’agit pas uniquement de ce situationnisme ambiant qui nourrit l’époque.: des salonneries médiatiques d’un Sollers aux élucubrations néo-heideggeriennes d’un Agamben1, en passant par les vulgaires récupérations diverses et variées qui peuvent se faire de l’œuvre de Debord. Ici, le phénomène n’est pas nouveau.: «.situationnisme.» n’y est effectivement qu’un «.vocable privé de sens.», conçu par de flagrants «.anti-situationnistes.». On y reconnaît aisément la volonté de récupération, pour le maintien de cette société, de quelques idées découvertes et développées dans le cadre de l’Internationale Situationniste mais qui, séparées de la totalité révolutionnaire dans laquelle elles s’inscrivaient, perdent de leur signification réelle pour ne plus servir qu’à rendre quelques couleurs au décor suranné de ce monde.
Il nous a semblé qu’il fallait aller au-delà. En effet, il ne suffit pas de dénoncer ce qui apparaît de manière évidente aux yeux de tous, à savoir la stérilisation puis l’utilisation des idées situationnistes par l’idéologie dominante, de constater «.l’amère victoire du situationnisme.».; encore faut-il montrer au grand jour la misère actuelle de ceux qui s’en réclament, explicitement ou implicitement, les fidèles continuateurs. Chez ces derniers, le situationnisme n’est plus un simple mot ou ensemble de mots servant à la parade spectaculaire, mais une idéologie bel et bien ancrée, résultat de la faillite historique du mouvement situationniste. Il ne faut pas cependant y reconnaître une quelconque doxa établie par l’I.S., mais bien ce qui s’est figé et pétrifié en dehors d’elle, à partir de son échec après 1968. Le situationnisme, comme idéologie de la nouvelle radicalité révolutionnaire, est la caricature de la théorie situationniste, la perte de ce qui s’était cherché dans le cadre de celle-ci, et le camouflage de cette perte. Il est l’une des illusions majeures de la critique sociale actuelle, en ce sens qu’il croit porter en lui la pureté radicale et l’accomplissement de l’intelligence théorique critique. Ainsi, il nous semble qu’il ne s’agit pas de faire le procès de l’I.S. ou de Debord, de chercher l’erreur originelle qui aurait perverti l’ensemble du projet («.Vous savez qu’une création n’est jamais pure.», écrivait justement Debord en 19572), mais de savoir ce qu’est présentement ce qui a voulu le continuer.
Au premier regard, on peut voir aujourd’hui toute l’influence diffuse du situationnisme dans un ensemble assez hétérogène de discours qui se veulent des critiques impitoyables du monde moderne, mais qui se placent toujours d’un point de vue qui a étrangement évacué toute perspective révolutionnaire, lui substituant plutôt celle d’une fin du monde.
La suite de ce texte est si embrouillée par une mise en page délirante que nous vous conseillons la version PDF
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