(Note pour servir à l’histoire de l’Internationale Situationniste)
LES « THÈSES DE HAMBOURG » constituent assurément le plus mystérieux de tous les documents qui émanent de l’I.S., parmi lesquels beaucoup ont été très abondamment répandus, et d’autres fréquemment réservés à une diffusion discrète.
Les « Thèses de Hambourg » ont été évoquées plusieurs fois dans les publications situationnistes, mais sans qu’une seule citation en ait jamais été donnée : par exemple, dans I.S. n° 7, pages 20, 31 et 47 ; plus indirectement dans I.S. n° 9, page 3 (avec le titre de l’éditorial Maintenant, l’I.S.) ; et aussi dans les contributions, demeurées inédites, d’Attila Kotányi et de Michèle Bernstein, lors du débat de 1963 sur les propositions programmatiques d’A. Kotányi. Elles sont mentionnées, sans commentaire, dans la « table des ouvrages cités », à la page 99 de L’Internationale situationniste (protagonistes, chronologie, bibliographie), par Raspaud et Voyer.
Il s’agit en fait des conclusions, volontairement tenues secrètes, d’une discussion théorique et stratégique touchant l’ensemble de la conduite de l’I.S. Cette discussion eut lieu durant deux ou trois des tout premiers jours de septembre 1961, dans une série aléatoirement choisie de bars de Hambourg, entre G. Debord, A. Kotányi et R. Vaneigem, qui voyageaient alors sur le chemin du retour de la Ve Conférence de l’I.S., tenue à Göteborg du 28 au 30 août. À ces « Thèses » devait ultérieurement contribuer Alexander Trocchi, qui n’était pas lui-même présent à Hambourg. Délibérément, dans l’intention de ne laisser filtrer hors de l’I.S. aucune trace qui puisse donner prise à une observation ou une analyse extérieures, rien n’a jamais été consigné par écrit concernant cette discussion et ce qu’elle avait conclu. Il a été convenu alors que le plus simple résumé de ces conclusions, riches et complexes, pouvait se ramener à une seule phrase : « L’I.S. doit, maintenant, réaliser la philosophie. » Cette phrase même ne fut pas écrite. Ainsi, la conclusion a été si bien cachée qu’elle est restée jusqu’à présent secrète.
Les « Thèses de Hambourg » ont eu une importance considérable, au moins à deux égards. D’abord parce qu’elles datent la principale option dans l’histoire même de l’I.S. Mais également en tant que pratique expérimentale : de ce dernier point de vue, c’était une innovation frappante dans la succession des avant-gardes artistiques, qui jusque-là avaient toutes plutôt donné l’impression d’être avides de s’expliquer.
La conclusion résumée évoquait une célèbre formule de Marx en 1844 (dans sa Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel). Elle signifiait à ce moment que l’on ne devrait plus prêter la moindre importance aux conceptions d’aucun des groupes révolutionnaires qui pouvaient subsister encore, en tant qu’héritiers de l’ancien mouvement social d’émancipation anéanti dans la première moitié de notre siècle ; et qu’il ne faudrait donc plus compter que sur la seule I.S. pour relancer au plus tôt une autre époque de la contestation, en renouvelant toutes les bases de départ de celle qui s’était constituée dans les années 1840. Ce point établi n’impliquait pas la rupture prochaine avec la « droite » artistique de l’I.S. (voulant faiblement continuer ou seulement répéter l’art moderne), mais la rendait extrêmement probable. On peut donc reconnaître que dans les « Thèses de Hambourg » a été marquée la fin, pour l’I.S., de sa première époque — recherche d’un terrain artistique véritablement nouveau (1957-61) ; et aussi a été fixé le point de départ de l’opération qui a mené au mouvement de mai 1968, et à ses suites.
D’autre part, à ne considérer que l’originalité expérimentale, c’est-à-dire l’absence de toute rédaction des « Thèses », l’application socio-historique ultérieure de cette innovation formelle est tout aussi remarquable : après qu’elle ait subi, bien sûr, un complet renversement. Guère plus de vingt ans après, en effet, on pouvait voir que le procédé avait rencontré un insolite succès dans les instances supérieures de nombreux États. On sait que désormais les quelques conclusions véritablement vitales, répugnant à s’inscrire dans les réseaux des ordinateurs, enregistrements magnétiques ou télex, et se méfiant même des machines à écrire et des photocopieuses, après avoir été le plus souvent ébauchées sous forme de notes manuscrites, sont simplement apprises par cœur, le brouillon étant aussitôt détruit.
Cette note a été écrite spécialement à l’intention de …, qui a si infatigablement couru le monde pour retrouver les traces de l’art effacé de l’Internationale Situationniste, et aussi de ses divers autres forfaits historiques.
Novembre 1989
GUY DEBORD
GUY DEBORD
« Après la clôture de cette dernière séance de travail, la Conférence s’achève en fête, beaucoup plus constructive, pour laquelle on ne dispose malheureusement d’aucun procès-verbal. Cette fête qui a frisé elle-même la dérive à partir de la traversée du Sound, en mène beaucoup jusqu’au port de Frederikshavn ; et pour d’autres se prolonge jusqu’à Hambourg. » — La Cinquième Conférence de l’I.S. à Göteborg (Internationale situationniste n° 7, avril 1962).
L’étape suivante
L’étape suivante(Deuxième version, mars 1963)
APRÈS les entretiens intensifs qui ont eu lieu entre le 10 et le 18 octobre 1961 à Hambourg, nous sommes parvenus à la conclusion générale que :
1. Les spécialistes de la pensée, de la logique, du langage et du langage artistique, de la dialectique et de la philosophie, avaient en gros abandonné ou n’avaient pas hérité des thèmes principaux, des résultats, des ambitions historiques, de l’audace dans la critique, des espoirs méthodiques, des rêves et des souhaits de leurs prédécesseurs ;
2. Pour ces raisons, nous avons été contraints d’adopter l’hypothèse suivante : en tout homme des pays industrialisés, on peut découvrir, sous une forme ou sous une autre, une aspiration évidente à une vie quotidienne intéressante et à la critique — par nous formulée — de sa mise en scène, même si cette aspiration et cette critique sont en grande partie refoulées.
On ne peut pas dire qu’avant octobre 1961 nous nous soyons sentis isolés, comme cela peut sembler normal pour d’autres groupes d’avant-garde. Nous avons passé ces années en bonne société, sur des positions à l’écart du monde des spécialistes (voir les numéros 1 à 7 de la revue (Internationale situationniste), n’ayant eu ni plus ni moins de perspective que, par exemple, un artiste isolé, c’est-à-dire la perspective de trouver un jour un écho plus large. En octobre 1961, le degré d’espérance mathématique de nos perspectives s’est élevé brusquement, car nous avons connu et reconnu notre « isolement » comme un moment contenu dans toutes les formes du vécu. (Moment : crise, rencontre ou instant ?)
L’étape suivante de l’I.S. consiste à tirer une conclusion claire de cette transformation brusque de la probabilité.
La conclusion que nous avons tirée : si donc, malgré toute apparence et toute démonstration contraire, notre existence est démontrable, alors nous devons la démontrer et nous allons nous attacher à le faire.
ATTILA KOTÁNYI
L’étage suivant
L’étage suivant
QUEL EST l’élément le plus révolutionnaire qui fait son apparition dans l’I.S. ? Le plus révolutionnaire : c’est-à-dire susceptible du plus de futur. Et de quel côté est le point le plus critique ? Pour répondre à cette question, j’analyse le programme de l’I.S. comme si je parlais avec un philosophe. Entreprise audacieuse, entreprise absurde ! Je vois l’élément novateur dans le fait que nous commençons à mieux connaître la bizarrerie de notre « existence dans le monde », et à mieux connaître la nature de notre programme : les conséquences de l’incompatibilité de notre programme, en tant qu’expression, avec les moyens d’expression et moyens de réception disponibles.
Qu’est-ce qui est le plus gênant, qu’est-ce qui peut empêcher les gens de dormir, dans le programme original de l’I.S. ? Répondre à cette question en termes philosophiques est nettement absurde. Et pourtant, comme la philosophie actuelle se situe entièrement à l’intérieur d’un thème qui est « l’abandon de la philosophie » (cf. Thèses de Hambourg), cela nous donne l’occasion de causer une certaine surprise, et la surprise est reconnue par tous les théoriciens de l’information comme la condition de la transmission d’une « quantité d’information ».
Dès le début, le projet situationniste était un programme révolutionnaire. Il était pratique, quasi-politique, objectif, pour la transformation du monde ; et lié à l’actuelle transformation réelle, réifiante mais générale et inter-bureaucratique. D’un autre côté, ce programme était inter-subjectif, nourri par le désir, par ce qui est radicalement anti-aliénatif dans la vie de tout le monde. Une boisson mixée de soif. Dès le début, on était conscient qu’il existe une troïka, composée du manager dirigeant, du sociologue et de l’artiste, qui est payée pour faire croire que les désirs sont canalisables, ou que les énergies de ces désirs sont convertibles en « besoins sans avoir jamais été désirs ». On était également conscient qu’une chance historique unique permettait aux dirigeants d’exproprier pour leur but « l’ensemble des instruments par lesquels une société se pense et se montre à elle-même ». La sous-estimation de ce pouvoir, nourrie par les sources les plus diverses et en partie par l’ignorance diffusée par ces mêmes canaux des spectacles et des « informations », multiplie leur efficacité. En bref : le pouvoir est entré en possession d’une prise directe sur le système par lequel un individu communique avec soi-même et avec les autres (or, la responsabilité de tout le monde dans ce système est reconnue par tout le monde, sauf le pouvoir).
Ces éléments existaient dès le début dans l’I.S. Ce contenu classique correspondait au critère classique de Marx vis-à-vis de la théorie révolutionnaire : ne pas laisser exploiter le côté subjectif par les idéalistes.
Nous en sommes à un dépassement de ce stade classique. Il devient plus clair à mesure que les autres mouvements — surréalisme, marxisme, existentialisme, etc. — laissent tomber le marron trop chaud pour eux (que l’on n’oublie pas le hégélien, le philosophe, même si lui a oublié que sa dialectique était à l’origine la dialectique du subjectif et de l’objectif). Le dépassement, comme je l’ai dit, je le vois dans le fait que nous commençons à mieux connaître la bizarrerie de notre « existence dans le monde », les conséquences de l’incompatibilité de notre programme, en tant qu’expression, avec les moyens d’expression disponibles. Et j’ajoute qu’il ne s’agit pas seulement de « notre programme ». Que tout le monde participe d’office, pour ou contre, mais dans ce « conflit infiniment compliqué de l’aliénation et de la lutte contre l’aliénation » (Lefebvre), au programme situationniste.
Dès le début des discussions autour des implications du programme situationniste, on a posé des revendications conformes à ce programme et on a proposé des constructions. En même temps, on a reconnu le caractère « chimérique », « utopique », de certaines de ces images et le caractère « manichéen » de certaines des revendications. Dans les textes édités, on trouve facilement une série d’exemples. Malgré cela, l’approche de ce problème restait accidentelle et on insistait sur la légitimité de l’utopie momentanée, sur la valeur révolutionnaire de telles revendications, sur la nécessité de moyens matériels, ou tout au contraire, sur la nécessité, dans un stade primitif, de « penser nos idées assez rigoureusement en commun » (Internationale Situationniste 2).
Je pense que ces remarques, bien qu’elles aient été accompagnées d’une certaine gêne, étaient profondément justes. Et pourtant, c’est ici que je vois une avance déjà faite par rapport au premier stade programmatique, et la possibilité d’une grande évolution future.
ATTILA KOTÁNYI
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