L’orchestration de la guerre du Golfe fut une démonstration éclatante de ce que les situationnistes appellent le spectacle — le développement de la société moderne parvenue au stade ou les images dominent la vie. La campagne de relations publiques fut aussi importante que la campagne militaire. La manière dont jouerait telle ou telle tactique dans les médias devint une question stratégique majeure. Ce n’était pas très important que les bombardements fussent réellement “chirurgicaux”, pourvu que la couverture, elle, le fût; si les victimes n’apparaissaient pas, c’était comme s’il n’y en avait pas. L’ “effet Nintendo” a si bien fonctionné que les généraux euphoriques durent mettre en garde contre un excès d’euphorie générale, de peur d’un retour de flamme. Les interviews de soldats dans le désert ont révélé qu’ils dépendaient comme tout un chacun presque totalement des médias pour savoir ce qui était censé se dérouler. La domination de l’image sur la réalité a été ressentie par tout le monde. Une part importante de la couverture médiatique était consacrée à la couverture de la couverture; dans le spectacle lui-même furent présentés des débats superficiels sur ce nouveau degré atteint par la spectacularisation universelle instantanée et ses effets sur le spectateur.
Le capitalisme du XIXe siècle aliénait l’homme à lui-même en l’aliénant aux produits de sa propre activité. Cette aliénation s’est intensifiée avec la mutation progressive de ces produits en “productions”, que nous contemplons passivement. Le pouvoir des médias n’est que la manifestation la plus évidente de ce développement; fondamentalement le spectacle recouvre tout ce qui s’est transformé, depuis les arts jusqu’aux hommes politiques, en représentations autonomes de la vie. “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images” (Debord, La Société du Spectacle).
En plus des profits liés au commerce des armes, du contrôle du pétrole, des intrigues du pouvoir international et d’autres facteurs qui ont été si amplement agités qu’il n’est pas nécessaire d’y revenir ici, la guerre fut aussi le terrain de contradictions entre les deux formes élémentaires de la société du spectacle. Dans le spectaculaire diffus les gens se trouvent perdus dans la diversité de spectacles, de marchandises, d’idéologies et de styles concurrents, qui sont offerts à leur consommation. Le spectaculaire diffus provient des sociétés où règne la pseudo-abondance (l’Amérique est le prototype et reste toujours le leader mondial incontesté de la production de spectacles, malgré son déclin par ailleurs); mais il se propage également dans les régions moins développées — où il est un des principaux moyens de dominer ces dernières. Le régime de Saddam est un exemple de la forme concurrentielle, le spectaculaire concentré, où les gens sont conditionnés à s’identifier à l’image omniprésente du chef totalitaire, en compensation au fait qu’ils sont privés pratiquement de tout le reste. Cette concentration d’images s’accompagne ordinairement d’une concentration de pouvoir économique, le capitalisme d’État, où c’est l’État qui est devenu l’entreprise capitaliste unique, qui possède tout (la Russie de Staline et la Chine de Mao en sont des exemples classiques); mais elle peut aussi bien être importée dans des économies mixtes du tiers-monde (comme l’Irak de Saddam) ou même, en temps de crise, dans des économies hautement développées (telles que l’Allemagne d’Hitler). Mais dans l’ensemble le spectaculaire concentré n’est qu’un palliatif rudimentaire pour des régions qui ne sont pas encore parvenues à entretenir la panoplie des illusions du spectaculaire diffus, et à la longue il finira par succomber à la forme diffuse, plus flexible (comme ce fut le cas dernièrement en Europe de l’Est et en U.R.S.S.). En même temps, la forme diffuse a tendance à absorber des traits particuliers de la forme concentrée.
La guerre du Golfe a bien reflété cette convergence. Le monde clos du spectaculaire concentré de Saddam s’estompa sous les feux universels du spectaculaire diffus, pendant que pour celui-ci la guerre servait à la fois de prétexte et de champ d’expérimentation pour l’introduction de traditionnelles techniques de pouvoir de type “concentré” — censure, orchestration du patriotisme, exclusion des points de vue dissidents. Mais les médias sont tellement monopolisés, tellement envahissants et (malgré un semblant de grogne) tellement asservis aux politiques des dirigeants que des méthodes ouvertement répressives furent à peine nécessaires. Les spectateurs, qui pouvaient croire qu’ils exprimaient leur point de vue en toute indépendance, rabâchaient les rengaines et déblatéraient sur les pseudo-questions que les médias leur avaient instillées jour après jour, et comme dans n’importe quel autre sport adapté au spectacle, “soutenaient” fidèlement l’équipe nationale dans le désert, en l’acclamant.
Cette emprise des médias se trouva encore fortifiée par le conditionnement intime des spectateurs. Socialement et psychologiquement réprimés, les gens sont attirés à des spectacles de violences, ce qui permet à leurs frustrations accumulées d’exploser collectivement en orgasmes de vanité et de haine socialement acceptables. Privés de réalisations effectives dans leur travail et dans leurs loisirs, ils participent, par procuration, à des projets militaires qui eux ont des effets bien réels et indéniables. Manquant de communauté authentique, ils frissonnent à l’idée de contribuer à un but commun, ne fût-ce que le combat de quelque ennemi commun, et réagissent avec emportement contre quiconque ose contredire l’image de l’unanimité patriotique. La vie des individus peut bien être un fiasco, la société peut bien se décomposer, toutes les difficultés et les incertitudes sont oubliées un moment dans une espèce d’aplomb que leur procure l’identification avec l’État.
La guerre est l’expression de l’État la plus parfaite, et son meilleur garant. De même que le capitalisme doit créer des besoins artificiels pour ses marchandises de plus en plus superflues, l’État doit sans cesse créer d’artificiels conflits d’intérêts nécessitant son intervention violente. Le fait que l’État fournisse accessoirement des “services sociaux” ne fait que camoufler sa nature profonde de protecteur, autrement dit de racketteur. Le résultat de la guerre entre deux États est le même que si chaque État avait fait la guerre à sa propre population — qui doit ensuite en payer les frais. La guerre du Golfe fournit à cet egard un exemple particulièrement énorme: plusieurs États s’étaient empressés de vendre des armes pour des milliards de dollars à un autre État, pour ensuite massacrer des centaines de milliers de conscrits et de civils au nom de la neutralisation de son très dangereux et formidable arsenal. Les firmes multinationales qui sont propriétaires de ces États se tiennent maintenant à nouveau prêtes à faire encore plus de milliards en faisant de nouvelles provisions d’armes, et en reconstruisant les pays qu’elles ont ravagés.
Quoi qu’il arrive au Proche-Orient dans les suites complexes de la guerre, une chose est déjà certaine: l’objectif central de tous les États constitués ou en gestation, outrepassant leurs intérêts discordants, sera de s’accorder pour écraser ou récupérer tout mouvement populaire réellement radical. Bush et Saddam, Moubarak et Rafsandjani, Shamir et Arafat sont tous complices sur ce point. Le gouvernement américain, qui insistait pieusement sur le fait que sa guerre “n’était pas dirigée contre la population irakienne, mais seulement contre son cruel dictateur”, vient de donner à Saddam un nouveau “feu verte”, cette fois pour massacrer et torturer les Irakiens qui se sont courageusement soulevés contre lui. Certains officiels américains admettent ouvertement qu’ils préfèrent le maintien d’un régime militaro-policier en Irak (avec ou sans Saddam) à n’importe quelle forme d’indépendance démocratique qui pourrait “déstabiliser” la région — autrement dit qui pourrait inspirer aux populations voisines de semblables rébellions contre leurs propres dirigeants.
En Amérique, le “succès” de la guerre a détourné l’attention des problèmes sociaux aigus que le système est incapable de résoudre, tout en renforçant le pouvoir des tendances militaristes parmi les dirigeants et la suffisance des spectateurs imbus de patriotisme. Pendant que ceux-ci sont occupés à contempler les éternelles reprises sur la guerre et à exulter aux défilés de la victoire, la question la plus importante reste de savoir ce qui va arriver aux gens qui n’ont pas été dupes du show.
* * *
Le plus significatif dans le mouvement d’opposition à la guerre du Golfe fut sa spontanéité et sa diversité inattendues. En l’espace de quelques jours, un peu partout des centaines de milliers de personnes, dont la majorité n’avait même jamais pris part à une manifestation, organisèrent ou participèrent à des veillées, des blocages de bâtiments officiels, des teach-ins et toute une série d’autres actions. En février les coalitions qui avaient appelé aux énormes marches de janvier — dont quelques organisations auraient d’ordinaire essayé d’organiser une “unité de masse” sous leur contrôle bureaucratique — reconnurent que le mouvement échappait complètement à toute possibilité de centralisation et de contrôle, et consentirent à laisser à l’initiative de la base locale l’impulsion du mouvement. La plupart des participants avaient d’emblée considéré les grandes marches comme de simples points de ralliement en restant plus ou moins indifférents aux organisations qui en étaient officiellement responsables (souvent ils ne se donnaient même pas la peine de rester pour écouter les traditionnels discours déclamatoires). Le véritable échange ne fut pas entre la tribune et le public, mais plutôt parmi les individus qui portaient des pancartes maison, distribuaient leurs propres tracts, jouaient leur musique, faisaient leur théâtre de rue, discutaient leurs idées avec leurs amis ou des inconnus, trouvant là une manière de communauté, en face de la folie.
Mais quel gâchis si ces personnes deviennent de simples numéros, si elles se laissent canaliser vers des projets politiques d’ordre quantitatif qui réduisent tout au plus petit dénominateur commun, si elles racolent péniblement des suffrages pour élire des politiciens “radicaux” qui les trahiront immanquablement, si elles récoltent des signatures pour appuyer des lois “progressistes” qui, si elles passent, ne produiront dans la plupart des cas qu’un maigre effet, si elles recrutent des “têtes” pour faire nombre dans des manifestations dont l’ampleur sera de toute façon sous-estimée ou carrément ignorée des médias. Si elles veulent contester le système hiérarchique, il faut que dans leurs propres méthodes et dans leurs rapports elles rejettent la hiérarchie. Si elles veulent briser la stupeur induite par le spectacle, elles devront faire appel à leur imagination. Si elles veulent stimuler d’autres gens, elles devront se risquer à des expériences engagées.
Ceux qui ne se laissèrent pas abuser par la guerre ont appris, quand ils ne s’en étaient pas rendu compte auparavant, à quel point les médias falsifient la réalité. La participation personnelle a rendu cette prise de conscience plus vive. Prendre part à une marche pour la paix de cent mille personnes et s’apercevoir ensuite que les médias ne lui consacrent pas plus de temps qu’à une manifestation de quelques dizaines de personnes en faveur de la guerre, voilà une expérience édifiante, qui fait bien sentir ce qu’est l’étrange irréalité du spectacle, et qui en même temps remet en question le bien-fondé de tactiques basées sur la propagation de points de vue radicaux par le biais des médias. Même pendant que la guerre battait son plein les opposants ont vu qu’ils devaient se confronter à ces questions, et dans nombre de discussions et symposiums sur “la guerre et les médias” ils n’examinèrent pas seulement les mensonges flagrants et les black-outs officiels, mais également les plus subtiles techniques de déformation médiatiques — images chargées émotionnellement; événements sortis de leur contexte historique; limitation des thèmes aux options “responsables”; présentation de points de vue d’opposants agencés de telle manière qu’ils paraissent insignifiants; personnalisation de réalités complexes (Saddam = Irak); objectivation de personnes (“dégâts secondaires”); etc. Ces spéculations continuent toujours, engendrant une véritable industrie d’articles, de conférences et de livres, qui étudient tous les aspects de la falsification médiatique.
Les plus naïfs voient les falsifications comme de simples erreurs ou des penchants qui pourraient se corriger si suffisamment de spectateurs téléphonaient pour se plaindre, ou s’ils faisaient pression sur les médias pour qu’ils élargissent quelque peu l’éventail des points de vue. Dans ce qu’elle a de plus radical, cette perspective se manifeste dans la tactique limitée mais quand même exemplaire qui consiste à se rassembler pour manifester devant le siège de certains médias.
D’autres, conscients que les médias sont la propriété des mêmes centres d’intérêts qui possèdent l’État et l’économie, et que donc ils serviront toujours ces mêmes intérêts, se préoccupent de propager par le biais de médias alternatifs l’information passée sous silence. Mais la profusion de nouvelles sensationnelles libéralement propagées dans le spectacle est tellement étouffante, que la révélation d’un nouveau mensonge, d’un scandale ou d’une atrocité supplémentaires ne produit rarement autre chose que toujours plus de désarroi et de cynisme.
D’autres encore tentent d’ouvrir une brèche dans cette apathie en ayant recours aux techniques de manipulation de la propagande et de la publicité. Un film contre la guerre, par exemple, est censé en principe produire un effet “puissant” s’il présente un flot d’images sur les horreurs de la guerre. L’effet subliminal que produit en définitive un tel flot est plutôt à la faveur de la guerre — se retrouver pris dans un irrésistible assaut de chaos et de violence (tant que ça reste confortablement vécu par procuration), c’est justement ça, dans la guerre, qui est excitant pour des spectateurs blasés. Bombarder les gens d’images qui se succèdent à un rythme accéléré et qui suscitent des émotions intenses ne fait que les enfoncer davantage dans le sentiment familier de désarroi, face à un monde qui leur échappe. Les spectateurs, dont l’attention ne peut guère être mobilisée plus de trente secondes, peuvent éprouver passagèrement du dégoût pour la guerre, à la vue d’enfants brûlés au napalm, mais ils peuvent tout aussi facilement être incités à une fureur fascisante le jour suivant par d’autres images — des images de gens qui brûlent le drapeau, par exemple.
Malgré leurs messages explicitement radicaux, ou supposés tels, les médias alternatifs ont reproduit d’une manière générale le rapport dominant spectacle-spectateur. Il s’agit de saper les fondements de ce rapport — de combattre le conditionnement qui avant tout prédispose les gens aux manipulations médiatiques. Ce qui revient en définitive à combattre l’organisation sociale qui produit ce conditionnement, qui transforme en spectateurs d’aventures préfabriquées les gens rendus incapables de créer leurs propres aventures.
3 avril 1991
Version française de The War and the Spectacle. Traduit de l’américain par Ken Knabb, Jean-François Labrugère et J.-P. Piotaix. Distribution: J.-F. Labrugère, B.P. 144, 38002 Grenoble cedex, France.
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Ken Knabb,
l’Internationale Situationniste
et la contre-culture nord-américaine
Originalité de la contre-culture et de la gauche américaine
Les États-Unis sont très différents de l’Europe tout en en étant la quintessence. Il n’y a rien d’étonnant à cela, puisqu’ils sont constitués d’une migration continue de populations et d’idées européennes, qui précisément ne trouvaient pas de place dans leurs pays d’origine. Les États-Unis sont faits de ce qui était proprement inadmissible en Europe. C’est la synthèse de tous les excès européens.
Cet “extrémisme” américain prend pourtant l’aspect d’une certaine pondération comparé à l’Europe où les tentations sont traditionnellement plus grandes de faire marcher tout le monde au même pas. E pluribus unum (d’une pluralité l’union) reste la devise de l’union. La gauche américaine paraît ainsi à la fois plus radicale et plus “bon enfant” qu’elle ne l’est ailleurs.
Le mouvement ouvrier aux USA fut aussi une synthèse de ceux de l’Europe. Les principaux théoriciens et les principaux activistes s’y croisèrent à la fin du dix-neuvième siècle, avec une très forte migration repoussée par les répressions européennes ou par la misère. Ce n’est pas pour rien si le premier mai 1886 de Chicago est devenu une fête internationale.
Il y a encore un autre aspect généralement oublié des États-Unis: ils sont issus d’une révolution qui n’a jamais été écrasée. C’est très différent des pays d’Europe, qui se divisent en trois groupes: ceux qui ont connu de tels renversements plus tôt (Hollande, Suisse, Grande-Bretagne) mais avec des principes constitutionnels moins aboutis; ceux qui ont vécu des cycles de révolutions et de contre-révolutions, comme la France; et ceux qui n’ont accédé à des “régimes démocratiques” que très tardivement, et souvent sous l’influence étrangère. La révolution y apparaît alors souvent comme un seuil critique en deçà duquel rien n’est possible; et le réformisme, son alternative. Le mot d’ordre des IWW, “To build the new world in the shell of the old” (construire le nouveau monde dans la coquille de l’ancien), dénote un état d’esprit plus original.
D’autre part, les États-Unis donnèrent pendant longtemps l’impression d’être culturellement sinistrés. Ce n’est pas qu’ils manquèrent réellement de grands auteurs, de grands philosophes ou de grands artistes (Walt Whitman [1819-1892], Henry David Thoreau [1817-1862], Ralph Waldo Emerson [1803-1882], Charles Sanders Peirce [1839-1914], William James [1842-1910]), c’est que la culture y gardait un peu ce même goût sauvage du semi continent. Concord, le haut lieu de la culture américaine, n’était qu’une bourgade rurale, à deux pas de tribus néolithiques.
La culture, la pensée, la critique sociale aux États-Unis sont “sauvages” à peu près autant qu’en Europe elles sont “urbaines”, dans les acceptions les plus opposées des termes. Kenneth Rexroth, l’un des pères de cette contre-culture, et l’homme qui eut certainement le plus d’influence sur Ken Knabb, était le représentant même de cette Amérique. Il avait été aux IWW, avait travaillé tout jeune comme fermier et comme bûcheron, et, comme si cet exil de toute civilisation ouvrait la porte de chacune, avait écrit sur les manifestations les plus diverses de la culture universelle.
L’Internationale Situationniste et la contre-culture américaine
L’Internationale situationniste (IS) est parfois parvenue à faire complètement oublier qu’elle est née comme une avant-garde artistique, plus ou moins directement sur la lancée du mouvement surréaliste et du groupe COBRA (des premières lettres des trois villes: Copenhague, Bruxelles, Amsterdam). L’originalité de l’apport situationniste consiste en un renouvellement radical des rapports entre l’art et la lutte sociale. C’est ce qui a fait son succès et, moins visiblement, aussi son échec.
Son succès? Oui, dans la mesure où quelques positions basiques de l’IS avaient des conséquences à long terme qui bousculaient les idées convenues avec une logique implacable, sensible au moins intuitivement. Son échec? Aussi, dans la mesure où ces effets corrosifs n’ont pas notablement modifié le sens des luttes sociales.
Les rapports entre le mouvement ouvrier révolutionnaire et la culture ont toujours été ambigus. Tantôt la culture est vue comme soumise à la classe dominante, inspirant pour le moins la méfiance, tantôt comme un sanctuaire, au-delà des divisions de classes. Tantôt l’artiste, l’intellectuel, est soupçonné d’être d’un autre bord; tantôt on attend de lui un “engagement”, auquel le caractère universel de la culture dont il est le porteur, démultiplie le poids. On ne comprend cependant pas en quoi ni comment ce serait son propre travail et sa recherche qui détermineraient un tel engagement.
La posture initiale de l’IS se plaçait immédiatement au-delà de cette double impasse. Comment cela? D’abord en critiquant l’art comme activité séparée; précisément comme un “marché” de l’art, séparé des autres aspects de la vie, eux-mêmes se réduisant toujours plus à des “marchés”. Cette séparation marchande se fait aussi “spectaculaire”, enfermant chacun dans le rôle bien défini de producteur du spectacle marchand, ou bien de consommateur, de client, de public, de spectateur. Ensuite en produisant des travaux et une théorie “situationnistes”, c’est à dire qui ne soient pas prisonniers de la situation dans laquelle ils sont produits, mais soient aux prises avec elle, et la modifient.
C’est sur ce dernier point que l’échec de l’IS est le plus évident, puisque quasiment rien n’en est “passé”. Mais “passé” où? C’est bien aussi en quoi cet échec est également un succès: dans le caractère très indigeste des productions situationnistes pour les “marchés” de l’art ou du prêt à penser, qui ne peuvent ni complètement les occulter, ni les exploiter.
La contre-culture, combien de divisions?
L’IS est contemporaine de la Beat Generation, et, sans vouloir les réduire à deux phénomènes équivalents, ni même comparables, elles ont au moins en commun d’avoir été les deux aventures intellectuelles les plus considérables des années soixante. Sur beaucoup d’aspects, la contre-culture américaine était déjà très anti-spectaculaire sans le savoir. Elle est pourtant parvenue à créer son propre spectacle, avec le succès mondial que l’on sait, au point de devenir un appui tactique non négligeable de l’impérialisme US.
Elle était anti-spectaculaire dans le sens où elle est immédiatement apparue comme une critique de la séparation de la vie, et non comme un aspect séparé, un “marché”; comme une façon de vivre et de penser beaucoup plus libre. En cela, comme avec l’IS, les frontières entre engagement et culture y étaient brouillées, de même celles entre créateurs et public. Y étaient hélas brouillées aussi les limites entre changer la vie et changer la mode.
La contre-culture américaine était aussi beaucoup plus “populaire”, beaucoup plus enracinée et chargée d’une forte poésie du quotidien, qu’on ne retrouve en Europe que dans la meilleure “chanson populaire”. Ceci était favorisé par le fait qu’une “culture d’élite” n’a jamais eu d’existence aux États-Unis; seulement une culture “spontanée”, ou bien une autre industrielle, de masse.
Naturellement, la culture française, européenne, est bien autre chose que ces miroirs aux alouettes de la “culture d’élite”, de la culture de masse, du folklore, ou même des sophismes de “l’élitisme de masse”. Elle existe, mais elle n’est pas identifiée. Ainsi l’IS, et d’autres mouvances de cette sorte, demeurent en Europe des machins que l’on ne sait trop dans quel rayonnage ranger, dans quel musée ou dans quelle “unité de valeur” du savoir académique.
Même si les mouvements étudiants de 1968 ont donné à l’IS une certaine audience, ce fut dans le plus complet malentendu. Celle-ci, de toute façon, n’ébranla pas les caissons étanches du militantisme et de la culture, le pontificat structuraliste ni les pratiques consommatrices.
La contre-culture aux États-Unis eut un impact beaucoup plus large et plus profond, qui contamina tous les aspects de la vie: lutte des ghettos, rapports de classe, liberté et dignité des minorités, invention artistique, littéraire, scientifique et technique… Le plus conservateur des citoyens des États-Unis pourrait difficilement en nier l’aspect stimulant et régénérateur. Il serait tout aussi difficile de ne pas voir sa dissolution dans le spectacle marchand.
Do it !, ou Monsieur Jourdain et la critique du spectacle
Un vent de liberté et d’imagination a soufflé sur l’Amérique du Nord des années soixante, et tout particulièrement sur la côte ouest. Il se résumait dans la formule on ne peut plus concise: Do it! Il est troublant que cette liberté et cette imagination soient parvenues à s’empaqueter elles-mêmes dans une industrie du spectacle qui devient toujours plus une part pachydermique et stratégique du marché mondial.
Des “débrouilles” marginales ont généré des modes de vie et des économies parallèles jusqu’à modifier profondément ceux qui dominaient. Même le développement de l’ordinateur personnel, de l’internet et de la programmation en source libre n’ont pas suivi un chemin si distinct.
L’ouvrage de Ken Knabb, Secrets Publics, est l’un de ceux qui comprennent et décrivent le mieux ce double processus. Certes, il ne le fait pas comme un sociologue ou un “spécialiste”. Les sciences humaines oublient que si l’observation objective est un facteur important de la connaissance, l’expérience l’est plus encore, puisque d’elle dépend en définitive ce qu’il y a à observer. Knabb parle à partir de ses expériences engagées, aussi modestes soient-elles.
La contre-culture américaine était anti-spectaculaire sans le savoir. Cela Ken Knabb le savait. Il voulait aussi qu’elle le sache. Sa première véritable “action” fut plutôt modeste: la distribution d’un tract lors d’une lecture publique du poète Gary Snyder, en 1970.
“Nous n’avons pas besoin de poètes-prêtres”, tel en était le titre, comme le contenu. Dans son ouvrage, Secrets Publics, il raconte l’événement avec la plus grande sincérité. Il est évident que l’auteur s’y critiquait d’abord lui-même comme fan de Snyder. Il l’est aussi que si sa critique avait atteint son but et fait évoluer quelqu’un, c’était d’abord lui-même.
De telles remarques pourraient être ironiques. Ken Knabb a pourtant raison d’insister; on ne saisit rien dans quoi l’on ne s’implique pas personnellement.
Ce choix empiriste et subjectif mal compris a parfois inspiré à des situs et des pro-situs des attitudes un peu agaçantes de directeurs de conscience — plus d’un l’aura remarqué. Ce malentendu ne pouvait être que renforcé encore par l’opposition sans doute trop diamétrale entre “vie” et “survie” qu’avait cultivée l’IS, notamment avec le Traité de savoir-vivre de Vaneigem.
C’est le propre de tout système coercitif d’échanger la survie contre la subordination. Le spectacle marchand a cependant pour spécificité de cacher la brutalité d’un tel échange sous une culture des petites envies et des menus besoins qui ne répondent pas plus à la nécessité de rester en vie qu’à une quelconque utilité.
En résulte comme un point aveugle des théories situationnistes. Il tend à ramener la critique du militantisme — comme activité séparée de la vie — à une sorte d’anti-morale hédoniste — qui ressemble à l’ancienne comme son contraire. Le malentendu tient aux fondements de l’IS.
Changer la vie
L’IS a été fondée en 1957 comme une avant-garde artistique. Elle était constituée de peintres, d’architectes, de cinéastes… Dès le milieu des années soixante, elle a tendu à le faire oublier, et à apparaître comme un mouvement d’extrême gauche à peine un peu plus bizarre que les autres. Loin d’être dérangée par cette ambiguïté, elle la cultivait en s’affichant ironiquement comme avant-garde de la classe ouvrière.
L’IS était pourtant née d’une rupture avec le surréalisme, de sa critique et de son dépassement, qui se voulait aussi celui de l’art. Cette critique avait précédé, et finalement fondé, celle des mouvements et des institutions “communistes” et “révolutionnaires”.
On pourrait résumer l’IS en modifiant à peine la phrase de Marx: les artistes n’ont fait que figurer le monde, il s’agit maintenant de le transformer. En cela, les situationnistes sont des artistes dans le sens où Marx est un philosophe.
On ne voit pas pourquoi se limiter à la philosophie et à l’art; la science aussi, et bien d’autres choses, toute forme de travail humain, ont vocation à transformer le monde. Cette volonté de transformation n’a pas à être une alternative qui ferait l’impasse sur la philosophie, l’art, la science, etc., elle fait seulement la critique de leur séparation dans le spectacle marchand.
Ce n’est certainement pas en s’arrêtant de peindre, de filmer, de penser, de travailler, de chercher, qu’on transformera quoi que ce soit. C’est bien évidemment en faisant en sorte que cette production ne se coule pas dans le lit d’une offre et d’une demande faisant circuler des valeurs abstraites qui ne quantifient que de la subordination.
Ce n’est même pas en refusant de vendre et d’acheter ce qui doit pourtant bien être rentabilisé, comme la revue qui publie ce papier; c’est bien plutôt, comme les situationnistes l’ont fait à partir de leurs pratiques d’artistes, en ne s’en laissant pas déposséder entre n’importe quelles mains, et en nourrissant des collaborations plus larges et plus libres.
Knabb, d’une nouvelle génération, n’a jamais été très sensible au contenu proprement artistique de l’IS, pas plus que celle-ci ne le fut à la culture nord-américaine. Ses propres goûts littéraires et artistiques étaient d’ailleurs à la fois plus “classiques” (de son propre aveu) et plus “cosmopolites”. Mais ce n’est évidemment pas une question de goûts qui importe.
Si l’on cesse de voir l’art comme une activité séparée, que reste-t-il d’une avant-garde artistique, sinon une avant-garde révolutionnaire? Le préalable implique pourtant une autre conception de la révolution. Que reste-t-il de celle-ci, si l’on fait alors l’impasse sur l’art?
L’I.S. pour les nuls
Il n’est de toute façon pas question de ramener Knabb à l’IS, pas plus qu’à Kenneth Rexroth, ou à la contre-culture des États-Unis. Il suit, comme il l’a toujours fait, sa propre route sans se soucier beaucoup d’étiquettes et d’appartenances — disons simplement que sa route est passée par là.
Cette façon d’avancer, sans chercher à prendre la pose d’une “personnalité”, ni se faire un “porte-parole”, ni encore moins se cacher sous l’anonymat d’un “collectif”, est le signe le plus distinctif de Ken Knabb. Elle est aussi consubstantielle de ses positions.
Il en résulte comme second signe distinctif une extrême clarté et une grande simplicité, qui à la fois le distingue et le place dans le prolongement des situationnistes.
Bien sûr, la complexité n’est pas vice, mais elle incite à lui opposer des arguments moins compréhensibles encore. À la fin, seul le statut des interlocuteurs fait la différence. En fait, il est plus difficile de démonter une pensée simple et claire, si elle est solide. Et si elle a des faiblesses, ça n’a jamais tué personne. Pourquoi devrait-on craindre des critiques fondées?
Il y a d’ailleurs des quantités de façon de ne pas comprendre, et donc de ne pas être compréhensible. Il en est même une qui se présente sous la forme de la simplicité. Quand une publicité revendique pour son produit la “simplicité”, c’est en général une façon de dire qu’il n’y a rien à comprendre pour l’utiliser, c’est-à-dire qu’il est effectivement incompréhensible, et souvent inutilisable. La publicité politique, culturelle et intellectuelle n’y fait pas exception.
C’est surtout dans ce sens que les théories situationnistes n’étaient pas “simples”. En réalité leur complexité a été très exagérée. Elles n’ont jamais été difficiles à comprendre, et de là, à critiquer. Leur critique était d’ailleurs une condition de l’adhésion à l’Internationale. Aussi les situationnistes ont-ils toujours eu une frustrante longueur d’avance pour se critiquer eux-mêmes jusqu’à la dissolution finale. C’est pourquoi il n’y a pas à proprement parler de “situationnisme”. Si aucune doctrine ne s’est fixée en une quinzaine d’années d’existence de l’IS, qu’on songe qu’une durée double s’est écoulée depuis…
Dans ce qui constitue son style le plus personnel, sa marque, Ken Knabb se retrouve ainsi tout à la fois dans le prolongement et très loin de l’IS. Mieux, ce qui le caractérise le plus, cette manière de se placer au centre du monde et d’y parler sans façon dans la plus grande simplicité, me paraît paradoxalement être aussi le signe d’un changement d’époque plus général.
Désintégration du spectacle
Les idées ne sont jamais totalement séparables de ceux qui les énoncent, de leurs pratiques et de leurs expériences. Elles ne le sont pas davantage de la manière dont elles s’énoncent et se diffusent. Ken Knabb compte parmi ceux qui ont le mieux compris, et le mieux réussi ce passage d’une époque à l’autre. Il y est parvenu sans en avoir beaucoup parlé, comme si les méthodes, la technique, en étaient implicites.
Il sait parfaitement utiliser les ressources de l’ordinateur et de l’internet, plus “personnels”, comme les situationnistes étaient déjà passés maîtres dans celle de la brochure, du tract, de la revue, plus propres au “groupe”, et dans l’adéquation entre le contenu et les moyens mis en oeuvre. Tous ses écrits sont en ligne, en open source, et en de multiples langues, sur le site du Bureau of Public Secrets, ainsi que les traductions de l’Internationale situationniste et une bonne part des oeuvres de Kenneth Rexroth.
On pourrait en conclure, on le croit souvent, que le changement d’époque dont je parle serait déterminé par de nouvelles technologies de la communication, et peut-être même par les entreprises qui en font le commerce. Ce serait déjà oublier un peu vite que tout était déjà en oeuvre aux temps du stencil puis de la photocopie. Ce serait ignorer surtout qu’aucune technique ne permet l’économie de savoir à quoi et comment on s’en sert.
Quand on le sait, elle se fait oublier. S’il suffisait pour cela de payer cher les outils matériels et logiciels, ou d’être “fort en informatique”, la chose serait moins rare. Les langages de programmation, l’ordinateur personnel et l’internet sont de remarquables outils pour utiliser le signe écrit à penser, pour permettre à chacun d’être le centre d’un réseau dans lequel tous ceux qui s’y raccordent peuvent aussi être le centre du leur, pour suivre sa route sans en être gêné pour rencontrer ceux qui suivent la leur, pour que la liberté de chacun renforce, et non limite, celle de tous… Encore est-il nécessaire (et alors quasi-suffisant) que ce soit ce que l’on veuille en faire!
Pour parler moi aussi par expérience, j’ai rarement trouvé une façon plus efficace et plus souple de travailler à plusieurs que dans mes échanges avec Ken Knabb, notamment pour des traductions. Bien que nous ayons été séparés par un continent, elle contrastait avec la lourdeur et le temps mort coutumiers à des activités comparables dans un cadre plus professionnel.
Encore une fois, une telle remarque pourrait paraître négligeable, voire insignifiante. Je la mettrais pourtant volontiers en parallèle avec une certaine impression d’irréalisme que dégagent les théories de Knabb, et qu’il ne se donne même pas la peine de cacher. Car qu’y a-t-il finalement d’irréaliste dans ses positions? Seulement qu’une nouvelle forme d’organisation du travail humain pourrait se généraliser sans peine et dans la bonne humeur générale.
Cette saveur “irréaliste” ne devrait pas alors cacher cet autre aspect plus pratique: ce mode d’organisation, indépendamment du fait qu’il est plus libre, plus jouissif, et plus digne de l’homme, est-il efficace et inventif? S’il l’est davantage que l’organisation coercitive et hiérarchique qui lui fait barrage, ça prendra le temps qu’il faudra, mais il se généralisera.
JEAN-PIERRE DEPÉTRIS
Octobre 2008
Octobre 2008
Article paru dans Gavroche (revue d’histoire populaire, octobre 2008). Il s’agit d’une lecture du livre de Ken Knabb, Secrets Publics (Éditions Sulliver, 2007).
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