Plusieurs dizaines de groupes allemands se sont joints à l'appel à condamnation des actes antisémites faits par des groupes de gauche lors de la projection à Hambourg le 25 octobre dernier du film de Claude Lanzmann Pourquoi Israël : Stoppez les matraqueurs antisémites - même ceux de gauche ! Une manifestation le 13 décembre contre ces actes antisémites a eu lieu à Hambourg.
Je pense qu'il est politiquement important que le plus de monde possible à gauche prenne au sérieux les expressions d'antisémitisme qui se sont répandues parmi des groupes qui se considèrent comme anti-impérialistes. Peut-être cela peut aussi amener à une longue et tardive clarification théorique. La question n’est pas que l’on puisse ou non critiquer des politiques israéliennes. Les politiques israéliennes devraient être critiquées, particulièrement celles qui ont visé à saper n'importe quelle possibilité de créer un Etat palestinien viable dans la Cisjordanie (la Rive ouest) et à Gaza. Cependant, la critique du « sionisme » répandue dans beaucoup de cercles anti-impérialistes va au-delà d'une critique des politiques israéliennes. Elle attribue à Israël et aux « sionistes » une malveillance unique et une puissance globale de conspirateur. Israël n'est pas critiqué comme d'autres pays sont critiqués - mais comme l'incarnation de ce qui est profondément et fondamentalement le mal. Bref, la représentation d'Israël et des « sionistes » pour cette forme d' « anti-impérialisme », d' « anti-sionisme », est essentiellement la même que celle des Juifs dans l'antisémitisme virulent qui a trouvé son expression la plus pure dans le nazisme. Dans les deux cas, « la solution » est la même - l'élimination au nom de l'émancipation.
La représentation conventionnelle stalinienne et social-démocrate du nazisme et du fascisme comme simples outils de la classe capitaliste, utilisée pour écraser des organisations ouvrières, omettait toujours une de leurs dimensions centrales : Ces mouvements en termes d'auto-compréhension d'eux-mêmes et leur appel aux masses, étaient des révoltes. Le nazisme s'est présenté comme une lutte pour la libération (et a soutenu des mouvements « anti-impérialistes » dans le monde arabe et en Inde). Le fondement de cette auto-compréhension était une compréhension fétichisée du capitalisme : la domination abstraite, intangible, globale du capital a été comprise comme la domination abstraite, globale, intangible des Juifs. Loin d'être simplement une attaque contre une minorité, l'antisémitisme des nazis s'est compris comme anti-hégémonique. Son but était de libérer l'humanité de la domination omniprésente et impitoyable des Juifs. C'est du fait de son caractère anti-hégémonique que l'antisémitisme pose un problème particulier pour la Gauche. C'est la raison pour laquelle il y a un siècle, l'antisémitisme pouvait être caractérisé comme « le socialisme des imbéciles ». Aujourd'hui il peut être caractérisé comme l' « anti-impérialisme des imbéciles ».
Malheureusement, cette forme antisémite d' « anti-sionisme » n'est pas nouvelle. Elle se trouvait au centre des procès spectaculaires staliniens du début des années 1950, particulièrement en Tchécoslovaquie, quand des Communistes internationalistes qui souvent étaient des Juifs, ont été accusés d'être des « agents sionistes » et exécutés pour cela. Cette forme codée d'antisémitisme, dont les origines n’ont eu aucun rapport avec des luttes dans le Moyen-Orient, a été alors transportée là par l'Union soviétique et ses alliés pendant la Guerre froide - particulièrement par les services secrets de la RDA travaillant avec leurs clients Occidentaux et du Moyen-Orient (par exemple la RAF et les groupes palestiniens « radicaux » divers).
Cette forme d'anti-sionisme « gauchiste » a convergé avec le nationalisme arabe radical et l'islamisme radical - qui n'est pas plus progressiste qu'une autre forme de nationalisme radical, comme le nationalisme radical albanais ou croate - et pour qui l'impulsion éliminatrice envers les Juifs d'Israël est justifiée comme étant adressée contre des colonisateurs « européens ». Chaque fois que l'impulsion éliminatrice envers les Juifs d'Israël est plus forte, la légitimité d'Israël est davantage mise en question - avec des arguments allant de l’affirmation que la plupart des Juifs européens ne sont pas biologiquement du Moyen-Orient (une affirmation faite en 1947 par le Haut Comité arabe et maintenant réchauffée comme une « nouvelle découverte » par Shlomo Sand) à l'idée qu'ils sont simplement des colonisateurs européens qui, comme le « pied noir » [en français dans le texte], devraient être renvoyés à la maison. C'est malheureux sinon étonnant, que ces nationalistes radicaux dans le Moyen-Orient voient la situation en ces termes. Cependant, cela devient pervers quand des Européens - particulièrement des Allemands - identifient les Juifs, le groupe le plus persécuté et massacré par des Européens pendant un millénaire, avec ces Européens là. En identifiant les Juifs avec leur propre passé meurtrier, ces Européens peuvent esquiver le traitement de ce pesant fardeau. Le résultat est un discours qui prétend se battre avec le passé, mais qui en réalité le continue et le prolonge. Cette forme d'anti-sionisme fait partie d'une campagne qui gagne en force depuis le début de la Seconde Intifada, pour éliminer Israël. Son positionnement sur la faiblesse des Palestiniens voile cette intention suprême. Cette forme d'anti-sionisme fait partie du problème et non d'une partie de la solution. Loin d'être progressiste, elle s'allie avec des nationalistes arabes radicaux et des islamistes, c'est-à-dire avec la droite radicale du Moyen-Orient et, ainsi, renforce la droite israélienne. C'est constitutif d'une guerre de plus en plus définie en termes de somme nulle, qui sape n'importe quelle solution politique possible, c’est une recette pour une guerre infinie. La haine exprimée par cet anti-sionisme fait éclater les frontières de la politique, car elle est aussi illimité que son objet imaginé. Un tel fait d'être illimité indique un rêve d'élimination. Les Allemands comme beaucoup d'autres Européens, connaissent trop bien ce rêve d’élimination. Il est enfin temps de se réveiller.
Traduction française (en amateur) par Palim Psao.
Moishe Postone, est l’auteur notamment de Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009 (1993).
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