mercredi 23 mars 2011

Critique de la nation, de l’État, du droit, de la politique et de la démocratie.

 
La fausse apparence d’une souveraineté imaginée:
Extraits d’un livre de Robert Kurz, aujourd’hui épuisé, Lire Marx. Les textes les plus importants de Karl Marx pour le XXIe siècle. Choisis et commentés par Robert Kurz, La balustrade, 2002, pp. 161-167

Aujourd’hui, le marxisme, et avec lui la théorie marxiste, est essentiellement jugé comme l’échec historique d’une doctrine orientée vers l’État, vers le réseau de répartition monétaire étatique, vers la régulation des processus économiques par l’État et enfin vers l’État jouant le rôle d’entrepreneur général de la société. Ce n’est plus que le synonyme de la malfaisance d’une tutelle bureaucratique de l’individu privé de ses droits et d’une administration répressive des hommes, des horreurs du goulag et du totalitarisme en général ; en bref, de tout ce que « l’économie de marché et la démocratie » ne doivent ni ne peuvent être. Il y a quelque chose de vrai là-dedans dans la mesure où les sociétés de la deuxième modernisation, qui cherchaient leur légitimation idéologique en se réclamant de Marx, étaient effectivement des États totalement autoritaires ou le sont encore pour ce qu’il en reste.
Cet autoritarisme bureaucratique de l’État ne représente absolument pas seulement une des distorsions subies par le marxisme dans les conditions d’existence des retardataires historiques appartenant à la périphérie du marché mondial. Il a toujours été une caractéristique du mouvement ouvrier marxiste, de ses partis et syndicats, dans les pays capitalistes développés de l’Ouest. Jusqu’à aujourd’hui, la social-démocratie européenne est restée, à travers toutes ses métamorphoses, profondément une force d’État autoritaire. De l’idéologie fantasmagorique de l’« État ouvrier » à la cogestion répressive de l’impudente société capitaliste, des premières déclarations d’un programme à la formation de l’État social et interventionniste bureaucratique keynésien après la Seconde guerre mondiale, le marxisme et ses successeurs occidentaux jusque à la fin du XXe siècle ne purent jamais nier s’orienter vers l’État par rapport à la « liberté de marché » libérale.
Ce serait déformer les faits de vouloir décharger Marx de cet étatisme. On trouve dans sa théorie suffisamment de déclarations dont le point culminant exhorte clairement la classe dite ouvrière à « s’emparer du pouvoir de l’ État », pour s’affranchir de l’oppression (socio- économique) de la classe dite capitaliste ; on annonce que le socialisme sera un « État du travail » avec une « obligation de travailler », à qui il importera d’instaurer réellement la « nation » et la « démocratie » et auquel il faudra parvenir par la voie « politique ». Mais il s’agit là encore du Marx exotérique, donc du Marx à l’argumentation et l’orientation tournées – de façon immanente au système – vers le siècle du mouvement ouvrier. De même qu’il est fondamentalement déterminé par un double décalage historique (celui de l’ancien statut ouvrier de « condition inférieure » en général et celui de la situation spécifiquement allemande en particulier), le Marx exotérique l’est aussi quant aux catégories que sont la politique, l’État, la nation et la démocratie.
D’une part, il s’agissait du retard, double lui aussi, de l’Allemagne en tant qu’État comparé à l’Angleterre ou à la France : premièrement, le pays était divisé en une multitude de petits États et ne s’était pas encore hissé au rang de nation capitaliste ; deuxièmement, il continuait à être gouverné par une monarchie absolue de « droit divin » rétrograde et n’avait pas encore atteint le stade de république capitaliste. Comme Marx, en descendant dissident de la pensée bourgeoise moderne, possédait une notion de progrès rationaliste, libérale et déterministe, il fallait, selon lui, que les « missions capitalistes » non encore réalisées sur le plan économique et culturel, mais aussi politique soient accomplies, il fallait donc établir une unité politique nationale et une république bourgeoise. Dans la mesure où Marx considérait que la bourgeoisie allemande, dont il raillait la couardise hypocrite, était incapable d’exécuter ce prétendu cahier des charges de l’histoire, il alla jusqu’à charger l’ambiguë classe ouvrière
de ces missions, comme si elle pouvait le faire d’une chiquenaude : tout ce qui apparaît dans la check-list de l’histoire ne doit-il pas être convenablement exécuté et pointé ! Ce n’est pas sans raison que, pour les efforts paradoxaux de la modernisation de rattrapage du XXe siècle, Lénine utilisa politiquement (en prenant un raccourci « politicien ») cette figure intellectuelle paradoxale consistant à mettre soi même en place les catégories de la société capitaliste que l’on veut supprimer, afin qu’elles puissent être ensuite correctement abolies. Marx ne se rendit pas compte – ou ne voulut pas admettre – qu’il y avait là peut-être un piège qui ligoterait la conscience critique de ces catégories précises de socialisation capitaliste.

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