lundi 17 janvier 2011

Critique de la valeur, genre et dominations

2 détails: SADE était un Marquis et donc pas un bourgeois. "Les infortunes de la Vertu" sont inséparables "des Prospérités du Vice"
Note d’introduction
Depuis quelques années, les écrits du courant dit de la « critique de la valeur » ont commencé à circuler en France, grâce aux premières traductions de l’allemand et de l’anglais (1) et aux premiers essais en français (2). Ce courant de pensée radicale se développe en Allemagne depuis vingt ans avec de nombreux livres et les revues Krisis (depuis 2004) et Exit !. Une relecture de Karl Marx l’a amenée à élaborer une critique sociale contemporaine basée sur la mise en question de la valeur, de la marchandise, de l’argent, du travail et de l’État.
L’auteur le plus connu de la critique de la valeur, Robert Kurz, a examiné dans son œuvre principale, Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft (Le Livre noir du capitalisme. Chant funèbre pour l’économie de marché) (Eichborn, Francfort, 1999) l’histoire du capitalisme en tant qu’attaque systématique des bases de la vie humaine. La première partie de ce livre de 800 pages analyse, entre autres choses, la mise en place de l’idéologie libérale dans le contexte des Lumières, qui apparaissent alors sous un jour peu favorable aux projets d’émancipation. Nous donnons ici la traduction (due à Gérard Briche) d’un chapitre consacré au marquis de Sade (« La femme comme chienne de l’homme ») : il ne résume pas seulement certains des thèmes centraux de la critique de la valeur, mais il ouvre également une perspective critique sur un auteur – Sade – qui jouit aujourd’hui d’une réputation trop rarement questionnée. Dans la continuité de ce texte, l’essai d’Anselm Jappe « Sade, prochain de qui ? » a pour objet le culte de Sade. En prolongeant les réflexions de Robert Kurz, il s’engage à démontrer que Sade était moins un auteur « subversif » qu’un prophète du capitalisme contemporain.
La critique de la valeur a fait, dans son évolution, un pas décisif pour l’abandon de toute théorie simplement « objectiviste » avec l’élaboration de la théorie de la Wertabspaltung. Ce concept (qu’on peut traduire en français par « scission-valeur » ou « dissociation-valeur ») affirme que la société de la valeur et de la marchandise est fondée sur une scission préalable, et essentielle, entre ce qui appartient à la sphère de la production de la valeur et ce qui en est exclu, tout en en formant la présupposition muette, et que cette scission recoupe historiquement celle entre l’homme (travail, sphère publique) et la femme (foyer, sphère privée). Cet élargissement de la théorie marxienne, qui va au-delà du féminisme tout en englobant ses apports fondamentaux, a été annoncé d’abord par Roswitha Scholz en 1992 avec un essai paru dans Krisis et intitulé « C’est la valeur qui fait l’homme ».
Ensuite, Roswitha Scholz a élaboré cette théorie dans les livres Das Geschlecht des Kapitalismus. Feministische Theorie und die postmoderne Metamorphose des Patriarchats (Le sexe du capitalisme. La théorie féministe et la métamorphose postmoderne du patriarcat) (Horlemann, Bad Honnef 2000) et Differenzen der Krise – Krise der Differenzen. Die neue Gesellschaftskritik im globalen Zeitalter und der Zusammenhang von « Rasse », Klasse, Geschlecht und postmoderner Individualisierung (Différences dans la crise – La crise des différences. La nouvelle critique sociale à l’époque globale et le lien entre la « race », la classe, le sexe et l’individualisme postmoderne) (Horlemann, Bad Honnef 2005). Nous donnons ici la traduction (due à Johannes Vogele) du premier chapitre de Le Sexe du capitalisme (« Remarques sur les notions de “valeur” et de “dissociation-valeur” ») L’ensemble de ce dossier a été préparé par Gérard Briche, Anselm. Enfin, Johannes Vogele a résumé, dans son essai « Le côté obscur du capital. “Masculinité” et “féminité” comme piliers de la modernité », les points essentiels de la théorie de la valeur-scission sans passer par la médiation, parfois difficile, d’une traduction de l’allemand. Jappe, Wolfgang Kukulies, Luc Mercier et Johannes Vogele.

La femme comme chienne de l’homme*
Le cynisme d’un Mandeville (1) n’est surpassé que par le célèbre marquis de Sade (1740-1814) qui, non sans raison, jouit de l’honneur douteux que le plaisir de torturer qu’est le sadisme, porte son nom. C’est en prenant la relève directe de Hobbes et sur un ton plus dur que celui-ci que Sade, en des phrases aussi sèches que claires, a critiqué, lui aussi, la forme monadique de l’homme capitaliste et ce dès les débuts de cet ordre social, jusqu’à aujourd’hui le plus monstrueux. « Ne naissons-nous pas tous isolés, je dis plus, tous ennemis les uns des autres, tous dans un état de guerre perpétuelle et réciproque. » (2) Et tout comme Mandeville, Sade a exprimé les convictions fondamentales du libéralisme capitaliste, qui toujours sont voilées tant bien que mal, avec une franchise qui même dans les idéologies racistes ultérieures n’a pu ressurgir que sous une forme segmentée.
L’ouvrage le plus répandu de Sade, l’histoire allégorique de Justine (3) est étroitement apparenté à la Fable des abeilles, tant par le contenu que par l’histoire de sa composition. Mince volume à l’origine, l’ouvrage, dans ses versions successives parues entre 1787 et 1797, prit par la suite toujours plus d’ampleur, l’auteur y ajoutant, outre de nombreux épisodes supplémentaires, également des digressions philosophiques toujours nouvelles.
Si, dans les premières moutures, Sade avait fait comme si son histoire avait été écrite à des fins dissuasives, il devait laisser tomber finalement aussi ce voile (bien léger de toute façon). C’est à l’unisson de Mandeville qu’il fait dire, en l’approuvant, à un de ses personnages, un riche scélérat libéral : « Tout ce qui s’appelle aumône est une chose qui répugne si tellement à mon caractère, que me vît-on trois fois plus couvert d’or que je ne le suis, je ne consentirais pas à donner un demi-denier à un indigent ; j’ai des principes faits sur cette partie, dont je ne m’écarterai jamais. Le pauvre est dans l’ordre de la nature [...]. Le soulager est anéantir l’ordre établi, c’est s’opposer à celui de la nature, c’est renverser l’équilibre qui est à la base de ses plus sublimes arrangements. C’est travailler à une égalité dangereuse pour la société, c’est encourager l’indolence et la fainéantise » (4).
Robert Kurz

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