samedi 27 février 2010

« A nouveau sur le Karl Marx de Michel Henry », par Denis Collin.

La déglaciation de l'orthodoxie marxiste autour de l'oeuvre de Karl Marx n'avait laissé place qu'à un éphémère intérêt pour Marx dans les années 1970, jusqu'à voir cet intérêt s'effondrer dans les années 1980 et 1990 au fur et à mesure d'un apparent triomphe de la « Fin de l'histoire » et de la pensée libérale. Maintenant pourtant largement débarrassé de la chape de plomb de la vulgate marxiste officielle des pays de l'Est, le marxisme traditionnel n'a cependant pas disparu. S'il n'est plus porté ou unifié aujourd'hui par de grandes autorités intellectuelles (malgré le ravalement de façade du marxisme traditionnel chez Negri, Hardt, Badiou, etc., cf. Kurz et Jappe, Les Habits neufs de l'Empire. Considérations sur Hardt, Negri, Ruffin, Léo Scher, 2003), dans son effondrement il s'est fragmenté chez les militants  altermondialistes, de gauche et d'extrême-gauche, en une sorte de marxisme naturalisé qui n'a plus besoin d'appareils de parti ou de syndicat. Plusieurs de ces points centraux sont devenus comme un substrat commun, un allant de soi de la militance, un réflexe idéologique de gauche, complètement inintérrogé. Ces points sont par exemple cette idée marxiste d'une exploitation directe d'une classe sociologique sur une autre, des rapports sociaux réduits à de simples rapports de volonté, et un matérialisme historique toujours présent dans les analyses. Tandis qu'au travers de l'unilatérale abolition de la propriété privée, la réappropriation des moyens de production collectivisés et l'utopie de l'automatisme technologique (vive les machines !) qui en découle reste la ligne d'horizon du monde de demain. La nostalgie pour l'État-providence des Trente Glorieuses, le Welfare State, devient alors le point névralgique de la nostalgie de la gauche, qui n'a pour seule critique que l'os néolibéral se mettre sous la dent.  Et la lutte contre la précarisation de nos vies se fait toujours au nom du capitalisme à papa des années 1950-1960, sur fond de mythification du Front Populaire de 36 et du programme du Conseil National de la Résistance en 1945. Contre le CPE, on défend donc le CDI. Cette critique se fait toujours du point de vue du travail que l'on naturalise (travail à défendre et à réaliser en le libérant du capital) et l'on se plaît toujours à ne critiquer dans la valeur qu'une catégorie de la circulation qu'il faudrait distribuer différemment, l'argent étant toujours qu'un simple intermédiaire naturel entre les marchandises afin de les échanger. On se plaît alors à critiquer dans l'idéologie du néolibéralisme le libre-marché et son mythe de l'autorégulation, mais on ne critique toujours pas le marché en lui-même, l'économie  tout court et le travail abstrait comme principe de la synthèse sociale entre les individus. On se complaît alors dans  une critique purement morale en disant que c'est la faute aux vilains spéculateurs et aux méchants patrons et que certaines choses (la culture, le corps humain, etc.) ne doivent pas être que des marchandises, c'est-à-dire ne peut pas à être seulement soumises au pouvoir de l'argent, mais aussi appartenir au droit et à la politique qui seraient nous dit-on un pôle par essence opposé à tout ce qui est économique.

Ainsi, dans cette gauche et extrême-gauche orphelines de toute théorie forte et renouvelée,  mais toujours béquille de la modernisation de rattrapage où finalement la nouvelle République Populaire de Wall Street à coups de nationalisations n'est que l'avenir du libre marché (comme le libre marché n'est que l'avenir du communisme chinois) au sein de toujours les mêmes formes sociales capitalistes, l'existence de la marchandise, de l'argent et de la valeur, tout cela va de soi pour la gauche, tout cela semble exister depuis la nuit des temps pour l'extrême-gauche, donc pourquoi les mettre en cause et en discuter ?
L'eau de pluie comme chacun sait, ça mouille et le travail donne naturellement de la valeur aux biens ! « Une discussion n'est possible que pour ce qui regarde le capital et la plus-value, les investissements et les salaires, les prix et les classes, donc lorsqu'il s'agit de déterminer la distribution de ces catégories universelles qui règlent les échanges entre les hommes. C'est là le terrain où peuvent se manifester les différentes conceptions théoriques et sociales » (Jappe, Les Aventures de la marchandise, Denoël, 2003, p. 27).

Cependant, derrière cet effondrement théorique de la gauche depuis 20 ans, dans les coulisses d'articles de revues spécialisées, de livres épais au niveau de réflexion particulièrement élevé, ou de petits cercles de réflexion, tout un véritable travail de réinterprétation de la théorie critique du capitalisme telle que l'avait élaboré le marxisme s'est accompli et s'est construite en rupture avec cette dernière. Et dans ce parcours qui va jusqu'au travail de réinterprétation de ce que l'on appelle en Allemagne la " wertkritik " (la critique de la valeur) autour de Moishe Postone, Robert Kurz, Jean-Marie Vincent, les revues Krisis et Exit, Anselm Jappe, etc., le Karl Marx de Michel Henry est aussi une de ses grandes fusées qui dans le ciel remet en lumière une critique radicale du capitalisme.


J'ai déjà parlé un peu du philosophe Denis Collin et de son travail de thèse en partie publié dans La théorie de la connaissance chez Marx (L'harmattan), ouvrage stimulant et qui fait une très grande place au Marx de Michel Henry. Il y écrivait :
« Peut-être trouverai-je, un jour, le temps pour préciser mieux que je ne l’ai fait ici mon attitude à l’égard du si beau ‘‘ Karl Marx ’’ de Michel Henry (…). Mais sa lecture, il y a quelques années, fut le choc – j’allais dire l’éblouissement – qui m’obligea à remettre sérieusement le nez dans Marx et tout simplement dans la philosophie. Il est impossible de m’en tirer avec quelques pages » (Collin, avant-propos, p. 5)












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Le concile de Londres (I)

Badiou entre saint Paul et Mao 

Le colloque qui s’est tenu à Londres en mai 20091 sur le thème de « l’idée du communisme a eu un certain retentissement médiatique. Tout le gratin du marxisme mondain s’y retrouvé, de Badiou à Negri, en passant par Zizek, Rancière et quelques autres seigneurs des lettres et de la philosophie. La 4e de couverture du livre qui rend compte de ce colloque (L’idée du communisme, Badiou/Zizek dir., Lignes 2010) nous avertit qu’il s’agit d’une quinzaine de philosophes « parmi les plus importants » – on n’est jamais si bien servi que par soi-même. 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, commençons par l’intitulé. On parle d’idée du communisme comme s’il y avait un communisme, comme si le mot communisme avait un sens univoque alors qu’on devrait, maintenant au moins, être plus prudent et admettre que le terme « communisme » est plus un mot, équivoque comme tous les signes, qu’une idée claire et distincte. Il y a, historiquement, de très nombreuses variétés de mouvements que l’on peut désigner par le mot « communisme », le « communisme primitif » des premières sociétés humaines et dont les ethnologues du XXe ont trouvé des traces, le « communisme » platonicien, les premières communautés chrétiennes, les mouvements plébéiens du Moyen Âge (comme la révolte des « ciompi » à Florence en 1378), les premiers mouvements révolutionnaires modernes, les paysans de Thomas Münzer, les « diggers » dans la révolution anglaise, la conjuration des Égaux de Babeuf, le communisme ouvrier du XIXe siècle, dans ses diverses variantes, le communisme historique du XXe et peut-être un communisme nouveau à redéfinir pour le XXIe siècle ! Comme on le voit le singulier est devenu très pluriel. Mais il est vrai que, la conférence devant se tenir « dans l’espace de la philosophie », il ne fallait venir compliquer les choses avec les faits bassement empiriques de l’histoire réelle. Qu’on se le dise, on se tiendra donc dans le ciel des idées pures. Notre colloque de Londres ressemble, et ce n’est pas fortuit, au « concile de Leipzig » si durement épinglé par Marx et Engels dans L’Idéologie Allemande. « Saint Bruno » et « Saint Max » ont été remplacés par « saint Alain » (Badiou) qu’on sait disciple de saint Paul de Tarse et par « sant’Antonio » (Negri) dont le best-seller Empire nous a appris qui cherchait la nouvelle voie du communisme dans les traces du « fratello », saint François d’Assise.
À tout seigneur, tout honneur . c’est Badiou qui ouvre le concile. Il s’agit d’expliciter « l’Idée du communisme », en n’oubliant pas la majuscule pour « Idée ». Car s’agit de réinscrire ce travail dans un effort pour renouveler l’usage de Platon, dont « l’œuvre » de Badiou devrait nous permettre … de nous faire une idée : « dans ce cas. l’Idée est une reprise contemporaine de ce que Platon tente de nous transmettre sous les noms d’eidos ou d’idea, ou même plus précisément d’Idée du Bien » (7). On commence très fort : l’Idée du communisme n’est rien d’autre que « l’Idée du Bien » au sens platonicien. Chez Platon, pour atteindre cette « Idée du Bien », il faut se livrer à un harassant exercice de varappe pour sortir de la caverne où les malheureux humains que nous sommes sont enfermés voués à contempler les reflets et les ombres portées sur les parois de la caverne en les prenant pour la réalité. Une fois sorti, le philosophe peut enfin se risquer à contempler le bien et ensuite il doit redescendre dans la caverne pour faire part de sa découverte aux hommes restés enchaînés, qui, ne le croyant pas le mettent à mort. La caverne de Badiou fut plus confortable – Normale Sup’ est même une caverne cinq étoiles – et, loin d’être mis à mort, notre héros platonicien fut invité sur France-Culture et eut table ouverte dans tous les magazines grand public.
Ne chipotons cependant pas trop. Après tout, un défenseur de Platon ne peut pas être complètement mauvais – et on se félicitera de cet appel brûlant à la tradition de la part de quelqu’un qui, dans sa jeunesse, appelait à détruire « l’école bourgeoise » et à transformer l’université en « base rouge », selon les modèles enseignés par la « pensée Mao-zedong ». Il faut tout de même s’habituer au vocabulaire. Badiou s’intéresse à « l’opération » dénommée « Idée du communisme », « opération » qui a « trois composantes » de vérité, politique, historique et subjective. Par conséquent, devenir un militant, c’est la composante subjective que Badiou définit ainsi : « Il s’agit de la possibilité pour un individu, défini comme un simple animal humain, et nettement distingué de tout Sujet, de décider de devenir une partie d’une procédure de vérité politique » (9/10) ! On se croirait dans Les Précieuses ridicules. Les « commodités de la conversation » sont nettement enfoncées au concours de la formule pédantissime. Dire des choses banales le plus obscurément possible, voilà la clé de « l’intelligence philosophique » de notre époque. Mais appliquant le principe de charité, nous allons essayer de faire nôtre, au moins à titre provisoire, le postulat selon lequel la fameuse « œuvre » de Badiou est tout autre chose qu’une opération de gonflage d’une pensée banale et même d’une pauvreté affligeante. Nous devons donc essayer de nous plier, aussi pénible que cela soit, au jargon badiousien.
Dissoudre l’individu singulier dans l’Idée, voilà le procédé philosophique de l’idéalisme jeune-hégélien que La Sainte Famille et l’Idéologie Allemande ne cessent de pourfendre. C’est cependant très exactement le genre d’opération auquel que se livre Badiou. La décision de devenir militant communiste, Badiou la décrit de cette façon : « C’est le moment où un individu prononce qu’il peut franchir les limites (d’égoïsme, de rivalité, de finitude, …) imposée par l’individualité (ou l’animalité, c’est la même chose). Il le peut pour autant que, tout en restant l’individu qu’il est, il devient aussi par incorporation, une partie agissante d’un nouveau Sujet. » (10) Le militantisme (et donc le communisme) est donc un dépassement radical de l’individu, « incorporé » dans un nouveau corps. Il serait aisé de montrer que tout ceci n’a aucun rapport, ni de près ni de loin avec la philosophie de Marx, qui est précisément une pensée de l’individu (voir mon livre La théorie de la connaissance chez Marx) et peut-être une pensée trop individualiste, ainsi que le propose Costanzo Preve dans son Marx inattuale. Mais, après tout, Badiou a le droit de traiter Marx en chien crevé et de penser un communisme résolument anti-marxien. On pourrait remarquer que Badiou n’est pas non plus aussi platonicien qu’il le proclame avec cette théorie de l’incorporation, bien peu platonicienne mais très proche des Pères de l’Église. Il n’est pas non plus hégélien. Il loue, certes, le hégélianisme de son ami Zizek qui un hégélianisme affranchi de la Totalité, c’est-à-dire affranchi de Hegel, et donc, pour Badiou, le seul Hegel acceptable est un Hegel anti-hégélien. À l’inverse de Badiou, en effet, Hegel ne défend pas l’anéantissement de l’individu, l’individu ne devient pas un individu historique en rejetant ses « limites », en rejetant son « égoïsme » ou sa « finitude ». C’est bien plutôt l’inverse, c’est la « ruse de la raison » qui convertit l’égoïsme subjectif en effectivité de l’Esprit d’un peuple (Volkgeist). Les intérêts et les passions individuelles sont les facteurs actifs effectifs, du point de vue historique.
Badiou a vraiment un philosophie nouvelle, une philosophie en rupture avec l’essentiel de la tradition philosophique et notamment celle de Hegel et Marx. Son individu incorporé dans le grand corps du Sujet (avec majuscule), c’est tout simplement le pauvre pécheur, qui se convertit et participe désormais du corps du Christ, l’Église. Encore que l’opération chrétienne soit un peu plus dialectique que la conversion militante badiousienne  : le chrétien ne s’incorpore pas seulement de manière unilatérale, il aussi doit incorporer le corpus christi, dans le rituel renouvelé de la Cène pour rester membre du grand christique présent « matériellement » qu’est l’Église.
Miracle de la communion, donc : « Avec l’Idée, l’individu en tant qu’élément du nouveau Sujet, réalise son appartenance à l’Histoire. » (Idée, Sujet, Histoire, la sainte trinité majusculée). Reformulé en termes lacaniens, cela donne : « l’Idée communiste est l’opération imaginaire par laquelle une subjectivation individuelle projette un fragment de réel politique dans la narration symbolique d’une histoire. » (13) Et Badiou d’ajouter que cette Idée est « (comme on s’y attend !) idéologique. » En assumant positivement « l’idéologie », Badiou indique on ne peut plus clairement qu’il fait demi-tour, emprunte à l’envers le chemin qui conduit des « Jeunes Hégéliens » à Marx et dont L’idéologie allemande, ce « règlement de comptes avec notre ancienne conscience philosophique » avait marqué le terme.
Badiou tire les conséquences de ce retour dans le ciel nuageux des idées : « Il est essentiel de bien comprendre que “communiste” ne peut plus être l’adjectif qui qualifie une politique. » (13) Selon Badiou, c’est de cette confusion entre Idée et réel que seraient nés les « expériences à la fois épiques et terribles » qui ont marqué notre histoire, une confusion tiendrait aux « origines hégéliennes du marxisme ». L’histoire réelle est réduite à l’histoire des idées ou plutôt de l’Idée. Tout en affirmant que « l’Histoire n’existe pas » (une affirmation qui, pourtant, pourrait sembler venir en droite ligne de la Sainte Famille »), il ramène le réel à l’Idée bien qu’il s’en défende et demande que l'on sépare nettement l’Idée et le réel. Suivre la logique badiousienne demande des efforts et des contorsions intellectuelles assez peu communs. Rien que pour le plaisir, citons ce passage : « au regard de la situation ou du monde, un événement ouvre la possibilité de ce qui, du strict point de vue de la composition de cette situation ou de la légalité de ce monde est proprement impossible. Si l’on se souvient ici de ce que, pour Lacan, nous avons l’équation réel = impossible, on voit aussitôt la dimension intrinsèquement réelle de l’événement. On pourrait aussi dire qu’un événement est l’advenue du réel en tant que possible futur de lui-même. » (15) Traduisons ce morceau d’anthologie : le réel est évidemment l’impossible, puisque le possible est précisément ce qui n’est pas réel, mais peut le devenir et l’événement est tout simplement le moment où le possible devient réel : tout ça pour ça !
Tout à sa réinvention du vocabulaire, Badiou redéfinit le sens du terme « État » : « J’appelle “État”, ou “état de la situation”, le système des contraintes qui, précisément, limitent la possibilité des possibles. On dira aussi bien que l’État est ce qui prescrit ce qui, dans une situation donnée, est l’impossible propre de cette situation, à partir de la prescription formelle de ce qui est possible. » Si on laisse de côté cette curieuse équivalence, l’État est « l’état de la situation », qui s’apparente plus au jeu de mots, au calembour qu’au travail conceptuel, on pourrait accepter la définition de Badiou : l’État est bien l’organisation qui prescrit (c’est la loi) en vue de maintenir les rapports sociaux existants et empêcher « l’advenue » de possibles ou d’événements inattendus. Mais ces longues définitions badiousienne n’ont absolument aucun intérêt sinon de donner l’illusion de la profondeur philosophique, l’apparence du travail du concept. Pourtant, ce procédé n’est pas neutre, il n’est pas simple pédantisme : il consiste en la substitution des idées abstraites à des « concrets de pensée ». Dire que l’État est ce qui prescrit ce qui est l’impossible, c’est précisément éviter de dire ce qu’est l’État dans la synthèse de ses déterminations ; c’est le réduire à l’instance de la loi et de l’interdit. Là où les penseurs à l’école de Marx se sont évertués à construire des analyses complexes de l’État, contre les formules à l’emporte-pièce du genre « bande d’hommes armés au service du capital », Badiou propose une incroyable régression théorique. Et c’est précisément pour camoufler cette régression théorique, qu’il faut épater la galerie, faire le malin en inventant tant de circonlocutions absconses.
Poursuivons si le lecteur veut bien encore suivre. Voici encore une définition plus extravagante que les précédentes : « J’appelle “procédure de vérité” ou “vérité” une organisation continue, dans une situation (dans un monde), des conséquences d’un événement. » Si vous n’avez pas compris, une « explication » (?) vient un peu plus loin : « Usant sans complexe d’une métaphore religieuse, je dis volontiers que le corps-de-vérité, pour ce qui en lui ne se laisse pas réduire aux faits, peut être nommé un corps glorieux. » (16) On le voit, la vérité n’a rien à voir avec les faits, elle est même ce qui ne se laisse pas réduire aux faits, les faits étant définis par Badiou comme ce qui dépend de l’État et l’Histoire étant composée de faits « n’est ni subjective ni glorieuse ». Il ne s’agit pas seulement de « métaphore religieuse ». On est vraiment en pleine théologie.
Peut-on, à partir de là comprendre le destin de « l’Idée du communisme » ? Dépouillé de son halo jargonnant, le raisonnement de Badiou peut être résumé ainsi : l’Idée présente la vérité comme si elle était un fait, elle est fixation historique ce qui est fuyant. C’est « l’Idée du communisme » qui doit donc répondre à la question : « d’où viennent les idées justes ? » Badiou va chercher la réponse chez Mao : les idées justes viennent de la pratique, c’est-à-dire du réel. Conséquence : « Tout cela explique, et dans une certaine mesure justifie, que l’on ait pu à la fin aller jusqu’à l’exposition des vérités de la politique d’émancipation dans la forme de leur contraire, soit la forme de l’État. » (18) Et voilà la clé des malheurs du « communisme du XXe siècle » ou de ce qui se nommait il y a encore quelques décennies, le « socialisme réellement existant » : une malheureuse confusion théorique entre vérité et fait, confusion elle-même justifiable cependant : « l’Idée du communisme peut projeter le réel d’une politique, toujours soustrait à la puissance de l’État, dans la figure historique d’un “autre État”, pourvu que la soustraction soit interne à cette opération subjectivante, en ce sens que “l’autre État” est lui aussi soustrait à la puissance de l’État, donc à sa propre puissance, en tant qu’il est un État donc l’essence est de dépérir. » (18) En clair : il aurait fallu ne pas oublier Marx et Lénine, ne pas oublier que « l’État ouvrier » n’est plus un État à proprement parler mais un État dépérissant. Encore une fois : tout ça pour ça ! La question, cependant, que Badiou ne pose pas est : pourquoi Lénine a-t-il oublié Lénine ? Pourquoi Mao, son idole, a-t-il oublié les soi-disant enseignements de Mao ? Pourquoi l’un et l’autre ont-ils contribué à mettre en place une forme étatique qui n’était pas faite pour dépérir mais au contraire un des plus froids de tous les monstres étatiques froids que l’histoire humaine ait connus ? Questions ennuyeuses que Badiou n’aborde jamais car il faudrait alors renoncer à la théologie et descendre dans la fournaise des « faits » (têtus, comme disait Lénine) dont il faudrait reconstituer l’histoire (sans H majuscule).
Badiou n’aborde l’histoire du « communisme » réel que sous un seul angle, biaisé, celui du prétendu « culte de la personnalité ». Il part du constat paradoxal qu’une doctrine fondée sur la revendication de l’émancipation des masses anonymes fasse une aussi grande consommation de noms propres. Ce culte des personnalités, Badiou commence par l’approuver : « il faut penser et approuver l’importance décisive des noms propres dans toute politique révolutionnaire. » (18) Les noms propres « participent de l’opération de l’Idée » : voilà pourquoi Badiou avait raison d’être des idolâtres de la pensée de Mao et voilà pourquoi il maintient ou tente de maintenir le culte alors que la « voie chinoise » s’est avérée comme une forme très spéciale d’accumulation primitive du capital qui a permis de transformer la Chine en centre de production industrielle du capitalisme mondial. Mais là encore ces détails vulgairement empiriques n’intéressent pas saint Paul Badiou. Ce qui l’intéresse, c’est la dénonciation de Khrouchtchev dont la condamnation du « culte de la personnalité » était « mal venue ». La terreur stalinienne n’intéresse pas Badiou qui n’en dit mot – il évoque seulement « la Terreur qui s’est exercée sous le nom de Staline » Non, ce qui l’intéresse, c’est la lutte contre le révisionnisme de Khrouchtchev : les mots du maoïsme version 68 ne figurent pas dans le texte « philosophique » de Badiou tenant concile à Londres. Mais le fonds est inchangé. En quarante ans, cet homme n’a rien oublié et rien appris.
Le prouve la suite. Badiou est un stalinien à l’ancienne, un théoricien de la police politique et des bandes fanatisées de « gardes rouges » qui faisaient régner le l’ordre maoïste dans les batailles entre les diverses fractions de l’appareil bureaucratique chinois. Il soutient que l’Idée du communisme a besoin de cette opération qui consiste « dans la forme d’une représentation de l’action des masses innombrables par l’Un d’un nom propre. » (20) Les masses doivent donc être représentées par l’Un (Staline, Mao, au choix), cet Un avec majuscule qui est l’élégant pseudonyme habituel du Dieu transcendant, du Dieu personnel. Mais évidemment les individus misérablement égoïstes, limités, etc. (cf. supra) ne sont pas nécessairement prêt à cette représentation. D’où cette nouvelle affirmation : « La fonction de cette Idée [l’Idée communiste, NDLR] est de soutenir l’incorporation individuelle à la discipline d’une procédure de vérité, d’autoriser à ses propres yeux l’individu à excéder les contraintes étatiques de la survie en devenant une partie du corps-de-vérité ou corps subjectivable. » (21) Traduit en termes profanes, cela veut dire que l’engagement politique sous l’égide de « l’Idée communiste » est proprement un engagement mystique, un engagement religieux fondé sur la négation du soi individuel au profit de « l’incorporation » dans le « corps-de-vérité , pseudonyme du parti si on veut bien se rappeler que Badiou appelle « vérité » l’organisation. Badiou reconnaît qu’il s’agit d’une « opération équivoque » rendue nécessaire par le fait que « l’histoire ordinaire » (l’histoire sans H majuscule) est « tenue par l’État ». À l’origine du militantisme, il y a la foi, la foi qui seule peut déplacer les lignes et rendre possible que l’État prescrit comme impossible. Le militantisme serait impossible sans cette transfiguration que permet l’Idée: « Il faut que devienne visible par l’agrandissement du symbole, que les “idée justes” viennent de cette pratique presque invisible. Il faut que la réunion de cinq personnes dans un banlieue perdue soit éternelle dans la guise de sa précarité. C’est pour cela que le réel doit s’exposer dans une structure de fiction. » (22)
Badiou en déduit que le communisme ne peut pas être l’adjectif d’un parti, d’un programme d’une politique. Il est seulement une idée qu’il faut tenter de maintenir dans les époques de confusion que nous vivons, car « sans Idée la désorientation des masses populaires est inéluctable. » (24) Badiou dépeint la période comme celle de la réaction sur toute la ligne à laquelle ne s’opposent que quelques rares expériences, les débuts de la révolution en Iran, les maoïstes au Népal ou l’Organisation – le petit groupe des adeptes de la pensée de Badiou, spécialisé dans l’action invisible auprès des travailleurs immigrés maliens. Cette curieuse liste mériterait à elle seule de longs développements...
Tout ce que dit ce premier texte des actes du colloque de Londres montre suffisamment que le communisme de Badiou n’est qu’une nouvelle variante des nombreuses hérésies chrétiennes : c’est un communisme des catacombes. Badiou dit cependant, à sa manière, la vérité : le militantisme « marxiste » ou « communiste » du XXe siècle a été et reste dans la plupart des petits groupes qui survivent dans ces eaux-là, un militantisme religieux. L’adhésion est une « incorporation ». « Idéologie pour classes subalternes », dit Preve. Soit. Mais plus qu’idéologie, religion. Ou disons idéologie quand il s’agit du marxisme grand-public des partis communistes de masse qui gèrent les parties entières de la société bourgeoise (ce qu’ont fait les partis communistes français et italien), mais religion chez les adhérents, dans l’appareil, quelle que soit la taille de l’appareil. C’est précisément ce caractère religieux qui rend ces organisations (sans O majuscule !) si friandes de rituels, de grands prêtres et de prêches. C’est aussi ce qui explique le goût prononcé pour les querelles doctrinales, le caractère inexpiable de la moindre divergence théorique et évidemment ce qui va avec, l’inquisition, les procès et la police politique. Malheureusement, il s’agit d’une religion de la pire espèce, d’une religion qui se défend d’être une religion, d’une foi qui fait profession de rationalité, d’une transcendance qui se veut immanence.
Défenseur, avec un brin de coquetterie, d’un maoïsme dont l’histoire réelle n’est pas faite mais dont le bilan est au moins aussi terrible que celui du stalinisme soviétique, Badiou n’a rien à dire du communisme comme politique – il passe même son temps à essayer de montrer que le communisme (l’Idée du communisme) ne peut pas être une politique, que cela n’a rien à voir le « mouvement réel » dont parlait Marx. À sa façon, il apporte même sa contribution à l’enterrement du communisme en le ramenant à la religion pure. Et l’on comprend pourquoi les représentants éclairés des classes dominantes l’aiment bien : coqueluche de certaines universités, favori des médias, il incarne à merveille le communisme qu’adorent les bourgeois, communisme religieux pour illuminés et en même temps idéologie suffisamment repoussante avec sa défense perinde ac cadaver du stalinisme sous ses variantes vétéro-stalinienne et maoïste.
Dernière remarque concernant Badiou. Il prétend se situer entièrement dans l’espace de la philosophie. Mais il n’y a aucune élaboration philosophique à proprement parler dans ses textes sur le communisme. Il n’est pas non plus dans l’espace de l’histoire, ni dans celui de la théorie politique. Où se tient-il donc ? Entre la protestation contre le monde capitaliste d’aujourd’hui – protestation en elle-même plutôt sympathique – et le mépris pour les « classes moyennes », à quoi est assimilée l’immense majorité des salariés des pays riches, entre la nostalgie du stalinisme et la détestation de la démocratie (jamais thématisée mais continuellement nourrie d’allusions), nous avons bien une pensée politique qui se dénie elle-même. Une pensée anti-capitaliste tournée vers la nostalgie d’une révolution qui a s’est terminée de façon sinistre. On pourrait le qualifier d’anti-capitalisme réactionnaire. Certes, être réactionnaire n’est pas nécessairement une injure. Dans la situation qui est la nôtre, être « réactionnaire », c’est peut-être tout simplement une réaction de défense élémentaire face à un « progressisme » destructeur. Le seul problème avec Badiou est que tout cela est camouflé sous les oripeaux de la révolution (culturelle), de l’apologie de la rébellion et de l’émancipation.
1 L’édition du livre est très curieuse. La 4e de couverture parle d’une conférence tenue en mars 2009 alors que la préface indique une conférence tenue en mai 2009 – du 12 au 15. Autre bizarrerie : la 4e annonce une contribution de Roberto Toscano alors que la table des matières et le texte parlent d’Alberto Toscano. Les Français connaissent parfois un Alberto Toscano, journaliste et longtemps correspondant à Paris du Corriere della Sera , lequel n’est pas spécialement communiste... Plus généralement, aucun des auteurs n’est présenté, leurs œuvres ne sont pas citées. Il est vrai que, puisqu’il s’agit de philosophes « parmi les plus importants », tout le monde est censé les connaître et ne connaître qu’eux !
Denis Collin •  14/02/2010

 

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