vendredi 12 novembre 2010

La retraite est une institution subversive du capitalisme

Nous proposons cet intéressant  texte (en 2 parties) qui est Le Maximum Possible en partant d'une analyse Pré-Théorie de la Valeur.



La retraite est une institution subversive du capitalisme...(1)
Passionnante rencontre avec Bernard Friot ce mardi 19 octobre au Remue-Méninges. Avec la participation de plus de 100 personnes, pour une discussion qui a duré presque 3 heures !
Le travail de Bernard Friot est une aide de grande valeur pour celles et ceux qui sont engagés dans des résistances et la construction d’alternatives à ce que nous subissons aujourd’hui.
Nous commençons à publier ici la présentation faite par Bernard Friot. La suite, et aussi le compte-rendu de la discussion, suivront...
On pourra aussi se procurer un enregistrement son de la soirée (merci d’en faire la demande en envoyant un mail à contact@reseauxcitoyens-st-etienne.org)
On peut aussi lire d’autres textes de Bernard Friot, et écouter d’autres enregistrements, à partir de ces pages :
-  L’enjeu des retraites
-  enregistrement rencontre de Lyon


Laure Clerjon a rappelé qu’existe ici depuis quelques mois un groupe de réflexion sur le travail. La façon dont Bernard Friot présente la réussite des retraites (avec l’idée que cette expérience des pensions permet à toute une partie de la population d’être libérée de l’emploi et du coup aux retraités de pouvoir travailler librement), et aussi les alternatives en termes d’organisation sociale qu’il propose à partir de ces expériences, nous aident à trouver des réponses a nos questionnements. D’où l’organisation de cette rencontre...                  
Bernard Friot : Effectivement comme Laure y a insisté je voudrais centrer mon propos initial sur la réussite des retraites et le fait qu’elle nous offre la solution à des impasses dans lesquelles est aujourd’hui le travail. Et l’investissement. Les deux. Je voudrais insister sur les deux, parce que je pense que nous ne voyons pas suffisamment ce qu’il y a déjà de subversif du capitalisme dans le capitalisme lui-même. Et ne le voyant pas, nous n’avons pas de tremplin, en dehors de quelques embardées utopiques peut-être, nous n’avons pas de tremplin à rendre crédible auprès de nos amis, de gens avec qui nous débattons en ce moment, pour montrer comment on peut sortir du capitalisme. Et ça c’est quand même très important, de le montrer...
Aujourd’hui on observe d’une part une grande colère populaire, on observe une exaspération devant la nocivité du capitalisme, et en même temps un très grand septicisme sur la possibilité de changer. Et quand vous avez pendant longtemps la juxtaposition de la colère, de l’exaspération, et du septicisme sur la possibilité de changer, ça donne, en général, le front national, ça donne l’extrême droite, ça donne des régressions démocratiques, ça donne du Sarkozy au carré, mais tout ça n’est pas très très différent. Et donc ce n’est pas du tout un supplément d’âme que de mener toutes batailles autour du thème : comment nous pouvons sortir du capitalisme ? C’est être à la hauteur de l’expérience extrêmement amère que font nos compatriotes de la nocivité du capitalisme, sauf que cette expérience, ils n’ont pas tellement les mots pour la diagnostiquer, disons, et d’autre part, trop d’entre eux, mais peut-être d’entre nous aussi, sont convaincus qu’on ne peut pas en sortir, que le capitalisme est une espèce de broyeuse totalitaire, c’est une structure de domination qui ne change que pour se reproduire, et que chaque fois qu’on croit s’émanciper, eh bien ma foi on ne fait jamais que poursuivre l’aliénation, l’exploitation dans laquelle on est.
C’est cette vision là, fausse, absolument fausse du capitalisme, dont je voudrais que nous sortions. C’est faux parce que dans le capitalisme, il y a de la subversion du capitalisme. Le capitalisme c’est pas un système, la pensée systémique ne permet pas du tout de penser le capitalisme, le capitalisme c’est une contradiction au travail, et dans une contradiction au travail il y a évidemment des éléments mortifères, ça c’est certain, et dieu sait s’ils sont énormes, et il y a aussi - parce que l’affrontement social n’a pas abouti à rien, deux siècles au moins ont des résultats majeurs - il y a des institutions subversives du capitalisme qui existent.
Et dans ces institutions, la retraite, fondamentalement, à partir de deux dimensions de la retraite : d’une part le fait qu’elle est financée sans aucun appel à l’accumulation financière, et d’autre part le fait que les retraités sont payés à vie.
Quand un salarié du privé prend sa retraite, qu’est-ce qui se passe ? La qualification moyenne de ses postes, parce qu’on calcule sur les 25 meilleures années, la qualification moyenne de ses postes - et c’étaient ses postes qui étaient qualifiés, c’est pour ça qu’il avait en permanence l’angoisse de : que va devenir mon emploi ? qu’il y avait en permanence le chantage à l’emploi, qu’il fallait qu’il se transforme en "demandeur d’emploi"... - cette qualification des postes devient la sienne. Enfin !, il est reconnu comme qualifié, et du coup comme titulaire d’un salaire à vie. Enfin !, le salarié du privé devient un salarié au sens strict, c’est à dire quelqu’un qui est défini par son salaire, et son salaire est irrévocable. Comme disent certains : "ça tombe tous les mois, j’ose pas le dire" ... "J’ose pas le dire", et ils ajoutent, et là nous sommes vraiment au cœur de l’aliénation dans laquelle nous sommes : "j’ose pas le dire quand je pense à mes petits enfants"...

Le bonheur au travail des retraités

Je reviendrais sur cette affaire de petits enfants, mais il faut absolument qu’on réfléchisse sur la fécondité de ce salaire à vie qu’ont les retraités.
Alors attention, tous les retraités n’ont pas un salaire à proprement parler, parce que lorsque la pension est extrêmement faible, lorsqu’elle est très éloignée du salaire d’activité, et c’est le cas surtout pour les femmes à cause de la double peine qu’est la décote et la proratisation, on ne peut pas parler de salaire : quand il y a des pensions qui sont à 6, 7, 800 euros, c’est difficile de parler de salaire. Mais sur les 14 millions et demi de retraités - parce qu’il y a 14 millions et demi de retraités - il y en a la moitié à peu près qui ont une pension proche de leurs meilleurs salaires. Et pour celles là, pour ceux là, on a bien une situation de salaire à vie. Et qu’est-ce que disent ces retraités ?"on n’a jamais autant travaillé", "on n’a jamais été aussi heureux de travailler"... Ils vous montrent leur agenda... Les seuls heureux au travail aujourd’hui, c’est les retraités... Et c’est bien de ça qu’il faut partir ! Parce que pour les actifs nous parlons de "malheur au travail" : malheur au travail des chômeurs, qui sont niés dans leur participation au travail, et malheur au travail de ceux qui ont un emploi, qui disent, - là encore les enquêtes sont tout à fait concordantes -, ce qui disent les gens qui ont un emploi aujourd’hui, c’est : "j’aime mon boulot, et ce que je fais c’est plus du boulot". "Vivement la retraite", éventuellement ils ajoutent. "J’aime mon boulot et ce que je fais c’est plus du boulot"...
... L’employée de banque qui aime son boulot mais qui est obligée de vendre, maintenant, des packages qui sont de la merde, dont elle sait que c’est de la merde, mais qu’elle est obligée de vendre parce que sinon, le chantage à l’emploi va jouer, eh bien elle n’aime plus son boulot...
Mais cet exemple là vaut pour la quasi totalité des situations de travail aujourd’hui... Mais ce qui montre bien que c’est pas le travail qui est en souffrance, c’est pas le travail qui est à l’origine de ce malheur... c’est pas le travail ! Et parler de souffrance au travail c’est en rester aux symptômes. C’est comme si on soignait le mal par de la poudre de perlimpinpin parce qu’on confond le symptôme et la cause... Il faut trouver la cause de ce malheur au travail. Ce n’est pas le travail manifestement, parce que nous aimons travailler. C’est quoi ?
Eh bien justement, le bonheur au travail des retraités nous dit ce que c’est... Pourquoi est-ce que les retraités - encore une fois : la moitié d’entre eux, sinon ce serait vraiment faire injure à ceux qui sont dans la survie... - mais pourquoi est-ce que 7 millions, 7 millions c’est quand même énorme : c’est l’équivalent de presque le tiers de ceux qui ont un emploi, il y a à peu près 24 millions d’emplois... c’est plus de 10% de la population, c’est quand même énorme... Dans des millions de familles il y a des gamins de 7, 8 ans qui voient leurs grands parents heureux au travail et puis leurs parents qui sont plutôt dans l’inquiétude, dans la rage... 
Ce qui est la cause du bonheur au travail des retraités, c’est que leur salaire tombe tous les mois, précisément. C’est qu’ils n’ont plus à passer par l’emploi, pour travailler. C’est que, enfin, ils sont reconnus comme titulaires d’une qualification. Et donc d’un salaire, puisque le salaire, il est lié à la qualification. Et que du coup, n’ayant plus à passer par le "marché du travail", à se transformer en "demandeur d’emploi", à subir l’entretien annuel d’évaluation, où le N+1 est là à vous dire : "là, écoute, ton employabilité c’est peut-être pas ça, est-ce que tu es vraiment digne d’être sur le poste dans lequel tu es, il faudrait peut-être que tu te formes, etc... tout ça c’est fini. Ils sont libérés. Ils sont payés. S’ils n’étaient pas payés... être pas payé et sans emploi c’est pas très marrant, mais être payé en étant libéré de l’emploi c’est ça le bonheur !
Et c’est quoi mener une bataille des retraites à la hauteur de l’expérience que nous faisons de la nocivité du capitalisme ? C’est dire : ce qui est bon après 60 ans est encore tellement meilleur avant ! C’est ça, le point. Nous expérimentons depuis maintenant 2 dizaines d’années, 3 dizaines d’années à peu près, nous expérimentons depuis 3 dizaines d’années l’efficacité qu’il y a à payer les gens sans qu’ils aient à passer par l’emploi. Et donc, ça change complètement le rapport au travail et le sens même du travail. Les retraités produisent plus de lien social que de kilomètres d’autoroutes. C’est à dire que le salaire à vie, avec la liberté qu’il donne d’exprimer sa qualification comme on l’entend, explore des chemins nouveaux au travail. Et c’est fondamental puisque nous avons maintenant conscience qu’énormément de ce qui se fait dans l’emploi, c’est du travail, puisque c’est dans l’emploi, mais c’est extrêmement dangereux. On va dire que quelqu’un qui fabrique des semences terribles pour Monsanto travaille ! ah oui, il a un emploi, il travaille... Que quelqu’un qui enseigne les mathématiques financières, c’est à dire qui fout la planète à feu et à sang en enseignant comment spéculer, travaille ! Ah oui, il travaille : il a un emploi... Que quelqu’un qui attend dans des camions toute la journée la bavure d’une manif qui n’arrive pas sauf s’il l’organise, travaille. ... ben oui : il a un emploi, il travaille. Et on va chipoter sur le fait que la retraitée qui utilise ses 1100 euros de pension par mois pour être conseillère municipale travaille... ah ben non, elle ne travaille pas "elle a des activités utiles". Ou que le retraité qui utilise ses 1600 euros - c’est ça les pensions moyennes homme-femme, pour garder ses petits enfants ou pour cultiver des tomates bio, travaille. Ah ben non, non non, il a des activités utiles... Or c’est bien ça le coeur de l’enjeu des retraites : qu’est-ce que c’est que travailler ? Est-ce que c’est avoir un emploi, ou avoir un salaire à vie ?
Si nous disons que les retraités ne travaillent pas, nous disons que seul l’emploi peut être la matrice du travail. Nous nous tirons une balle dans le pied, parce que l’emploi c’est une institution capitaliste. Alors que le salaire à vie, c’est une institution anti-capitaliste. Et si nous nous obstinons à lier travail et emploi, nous forgeons nos chaînes, et nous nous empêchons de proposer à nos compatriotes, qui font pourtant l’expérience de la nocivité de tout cela, une alternative qui soit crédible puisque déjà là.
Être révolutionnaire, ce qui est vraiment la nécessité du moment : si on ne l’est pas maintenant, quand est-ce qu’on le sera ? Être révolutionnaire, c’est voir le subversif des institutions mortifères du capitalisme déjà là. Tant qu’on ne voit pas le révolutionnaire déjà là, on est au mieux dans l’agitation, dans l’agitation politique, mais ... ou alors dans le scepticisme, dans le cynisme, dans l’abandon, ce qui est aussi la possibilité, bien sûr. Être révolutionnaire, être joyeusement révolutionnaire, et infatigablement révolutionnaire, ça suppose que l’on soit non pas des gens du Non, qui prennent la pose de la résistance, mais des gens du Oui. Du Oui. Qui proposent de pousser plus loin du subversif déjà là. Parce qu’ils le voient.
En quoi l’emploi c’est capitaliste ? Et en quoi le salaire à vie c’est anti-capitaliste ?

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